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Vient de paraître : Préface à "Baudelaire par Baudelaire. les Mots de l'oeuvre" de François-Marie Mourad, Rennes, PUR, 2024.

François-Marie Mourad m'a fait l'amitié de me demander de rédiger une préface à son introduction à l'oeuvre de Baudelaire, qui est publié ce jour aux Presses Universitaires de Rennes, sous le titre : Baudelaire par Baudelaire. Les mots de l'oeuvre. Un exercice jusqu'à présent inédit pour moi :


« La première fois que nous rencontrâmes Baudelaire, ce fut vers le milieu de 1849, à l’hôtel Pimodan, où nous occupions, près de Fernand Boissard, un appartement fantastique qui communiquait avec le sien par un escalier dérobé caché dans l’épaisseur du mur, et que devaient hanter les ombres des belles dames aimées jadis de Lauzun. […] Charles Baudelaire était encore un talent inédit, se préparant dans l’ombre pour la lumière, avec cette volonté tenace qui, chez lui, doublait l’inspiration ; mais son nom commençait déjà à se répandre parmi les poëtes et les artistes avec un certain frémissement d’attente, et la jeune génération, venant après la grande génération de 1830, semblait beaucoup compter sur lui. Dans le cénacle mystérieux où s’ébauchent les réputations de l’avenir, il passait pour le plus fort. Nous avions souvent entendu parler de lui, mais nous ne connaissions aucune de ses œuvres ».


C’est par ces mots de Théophile Gautier que s’ouvre la préface au premier tome des Œuvres complètes de Charles Baudelaire, parues à titre posthume chez Michel Lévy à compter de 1868. Gautier, auquel avaient été dédicacées en 1857 Les Fleurs du mal, y souligne une particularité dont bien d’autres de ses contemporains témoigneront également[1], cette « réputation » qui précédait Charles Baudelaire selon laquelle, alors qu’il n’avait pas encore trente ans et n’avait presque rien publié, il passait néanmoins pour « le plus fort » des jeunes gens qui, comme lui, aspiraient à se faire un nom dans les lettres. Comme s’il avait été déjà reconnu de ses pairs non pour ce qu’il avait écrit, mais pour ce qu’il écrirait ; non pour ce que l’on avait lu de lui, mais pour ce qu’il avait bien voulu en réciter, en dévoiler, un soir, dans la vapeur des pipes et des cigares, dans le salon doré de l’hôtel de Lauzun ou au Café Momus, qu’Henri Murger avait rendu célèbre dans les années 1840 en y situant plusieurs de ses Scènes de la vie de Bohème.

Un demi de siècle plus tard, Paul Valéry tentera d’expliquer cette réputation que Baudelaire  s’était à lui-même forgé lors d’une conférence qu’il prononça à Monaco, le 19 février 1924, en situant le poète dans le « champ » de la littérature parisienne du milieu du XIXe siècle, même si ce terme que Pierre Bourdieu allait ériger en concept n’avait pas encore fait florès : « Au moment qu’il arrive à l’âge d'homme, le Romantisme est à son apogée ; une éblouissante génération est en possession de l'empire des Lettres. Lamartine, Hugo, Musset, Vigny sont les maîtres de l'instant. Plaçons-nous dans la situation d’un jeune homme qui arrive en 1840 à l'âge d’écrire. Il est nourri de ceux que son instinct lui commande impérieusement d'abolir. Son existence littéraire qu'ils ont provoquée et alimentée, que leur gloire a excitée, que leurs ouvrages ont déterminée, toutefois est nécessairement suspendue à la négation, au renversement, au remplacement de ces hommes qui lui semblent remplir tout l'espace de la renommée et lui interdire l’un, le monde des formes, l’autre, celui des sentiments, un autre, le pittoresque, un autre, la profondeur... Il s’agit de se distinguer à tout prix d'un ensemble de grands poètes exceptionnellement réunis par quelque hasard, dans la même époque, tous en pleine vigueur. Le problème de Baudelaire pouvait donc, – devait donc se poser ainsi : Etre un grand poète, mais n'être ni Lamartine, ni Hugo, ni Musset. Je ne dis pas que ce propos fut conscient, mais il était nécessairement en Baudelaire, et même essentiellement Baudelaire[2] ». Cette nécessité de se distinguer le conduisit, dans sa vie privée, à adopter des comportements souvent inattendus, comme de se rendre dans des soirées auxquelles il était invité les cheveux teints en vert, pour le seul plaisir qu’on s’en étonnât, ou bien de se murer soudain dans un inexplicable silence, dont il était impossible de l’extirper. Aussi anecdotique qu’elles soient, ces attitudes, qui ont été rapportées par des plumes plus ou moins amicales, sont comme la traduction allégorique, dans sa personne, des chemins singuliers qu’il explorait à travers une œuvre en devenir, qui alliait l’exigence de la plus haute poésie à un esprit critique aiguisé – chemins que nul autre que lui auparavant n’avait parcouru, soit que ses prédécesseurs n’eussent osé les emprunter, soit qu’ils eussent été incapables même d’y songer.

Cette singularité que le poète s’appliquait à cultiver, et qui le conduisit à faire entendre cette voix unique qui est la sienne, n’était pas sans risque, comme l’a fort justement relevé Walter Benjamin, qui fut l’un de ses lecteurs les plus perspicaces de l’entre-deux guerres. Prolongeant le propos de Valéry, le philosophe allemand avancera à la fin des années 1930 que « Baudelaire était contraint de revendiquer la dignité du poète » car il vivait « dans une société qui n’avait plus aucune sorte de dignité à prodiguer[3] », « une société qui n’a[vait] plus besoin d’un véritable poète et ne lui concéd[ait] plus que le mime comme marge de manœuvre et comme espace de jeu[4] ». De telle sorte que la posture qu’il adopte, le positionnement qui est le sien, prenait la forme d’un héroïsme bouffon, d’une bouffonnerie héroïque. Encore convient-il de donner à ce terme de « bouffonnerie », dont Baudelaire dénomma l’une des sections de la seconde édition des Fleurs du mal en 1861, toute sa signification. Il ne s’agit pas pitreries gratuites et faciles, mais de ces « bouffonneries violentes » dont il affirme, dans son étude sur Edgar Alla Poe publiée au printemps 1852 dans la Revue de Paris[5], qu’elles sont à ses yeux le meilleur, sinon le seul moyen de satisfaire les « aspirations effrénées vers l’infini » de tout artiste, lesquelles étaient tout autant les siennes que celles de l’écrivain américain, dont il avait fait comme un double de lui-même. Aspirations au « rêve », à l’« ailleurs », à l’« idéal », face à l’« ennui » qu’il éprouve dans un « Paris » défiguré par le « progrès » – pour reprendre des termes que François-Marie Mourad s’applique à définir dans son Baudelaire par Baudelaire, et dont il fait autant de clés, parmi d’autres, pour entrer dans l’œuvre du poète.

Si elle s’était attachée de son vivant dans les cercles littéraires qu’il fréquentait à la personne du poète, la « réputation » de Baudelaire, depuis qu’il a disparu, précède et auréole son œuvre. Celui qui suscita aussi bien des haines farouches que de fidèles disciples, certains bien obscurs et oubliés, comme Maurice Rollinat, d’autres voués à un meilleur avenir, comme Stéphane Mallarmé, est désormais entré (tout allégoriquement) au Panthéon des lettres françaises. Consacré par les institutions, inscrit au programme des universités et des concours de l’enseignement, présent dans tous les manuels et histoire de la littérature, il est l’un des auteurs francophones sur lequel il se publie aujourd’hui le plus d’articles et d’ouvrages, sans compter les innombrables éditions de ses textes, des plus célèbres aux plus marginaux, que se disputent les éditeurs contemporains. Avec quelques autres happy few comme La Fontaine ou Rimbaud, le nom de Baudelaire est assurément l’un des rares, parmi les poètes, à être connu et reconnu du grand public, et associé à ce patrimoine culturel immatériel qui contribue à dessiner une identité collective au sein d’une société. Mais cette position qui est désormais sienne a aussi eu cet inconvénient que, pour être déjà si connue avant que d’être lue, pour avoir été tant et si souvent commentée, l’œuvre en est comme offusquée. Comme l’écrit François Mourad, « sur un territoire entièrement balisé », le « paysage » que dessine ses textes en devient « méconnaissable à force d’être reconnaissable ». Tout comme bien de ses contemporains ont probablement méconnu Baudelaire pour n’en connaître que la (mauvaise) réputation qu’il s’était sciemment construite, alors qu’il ouvrait des voies toutes nouvelles à la poésie contemporaine, bien des lecteurs d’aujourd’hui le méconnaissent, non pas en cela qu’ils ne connaissent pas son nom, mais en ceci qu’ils ne sont pas à même de le connaître par eux-mêmes, à cause d’un discours collectif dominant dont on enveloppe et auquel on réduit sa poésie. Lire Baudelaire par soi-même, le comprendre, suppose de faire comme une sorte de tabula rasa cartésienne, d’oublier, pour autant que cela soit possible, un certain nombre de clichés trop facilement répandus et partagés, et de re-voir, re-lire véritablement les textes pour ce qu’ils sont. Les re-prendre à bras le corps. Pour ce faire, l’immense travail qui a été mené depuis un demi-siècle par de nombreux universitaires et chercheurs indépendants a permis de multiplier les éclairages, lesquels par leurs feux convergents, mais aussi parfois leurs contradictions et leur polémiques, ont permis à tout le moins de débattre d’une œuvre qui, plus d’un siècle et demi après qu’elle a été écrite, ne cesse de fasciner et de susciter les interprétations. Mais retourner aux textes, et les citer abondamment, comme le fait François-Marie Mourad, qui a choisi bien souvent laisser la parole au poète par un habile montage de citations que d’imposer une lecture ex cathedra, permet tout autant de prendre ce nécessaire recul avec le discours dominant qui, s’il ne vise qu’à entretenir le culte que lui voue désormais la patrie reconnaissante, couvre néanmoins la voix du poète de celles dont il est le véhicule, jusqu’à s’y substituer parfois.

A une approche synthétique, que fonde et justifie une méthode critique, une théorie générale, un parti pris de lecture, François-Marie Mourad a préféré une approche analytique, qui vise à décomposer le « paysage » que l’œuvre dessine, afin de mieux en comprendre certaines notions, certains aspects – les rouages et les briques, dont certains termes que le poète emploie et réemploie sont le reflet. Et, de fait, Baudelaire avait pour les mots auxquels il recourait une attention toute particulière. Il aimait parler de « cerveau » ou de « cervelle » plutôt que d’« esprit », qualifier de « vaste » un lac, de « profond » un gouffre, de « beau » un navire. Les coquilles qui, lorsqu’il publiait l’un de ses textes, qu’il fût en prose ou en vers, donnaient à lire un mot pour un autre, voire les corrections que s’autorisaient les directeurs de revue sans l’en avertir, le mettaient hors de lui, comme en témoigne sa correspondance. Et bien souvent, en employant ce qui était en son temps des néologismes, comme « maquillage », « fraternitaire », « saute-ruisseau », « macadam » ou « Barnum », il les mettait en italique, comme pour signaler par cet artifice autonymique qu’ils étaient des termes quelque peu spéciaux, tout à la fois modernes et nouveaux, qui reflétaient leur époque, mais dont il convenait aussi, à ce titre, de se méfier. Le choix tout autant heuristique que didactique de François-Marie Mourad de revenir à Baudelaire à travers plusieurs dizaines d’entrées lexicales fait ainsi doublement sens, non seulement en regard de l’acuité avec laquelle le poète pesait et jaugeait les termes qu’il employait, mais aussi par l’effet inévitable de fragmentation du propos que cela induit. Fragmentation qui n’est pas une dispersion, mais une multiplication des points de vue, des perspectives, des pistes, afin de confronter le lecteur et la lectrice à autant de possibles qui, tel un puzzle, tels les innombrables émaux d’une mosaïque, finissent par dresser la topographie d’une œuvre, tout en aidant à s’y orienter pour, par soi-même, s’y aventurer plus avant.

Ce faisant, François-Marie Mourad a su contourner un autre obstacle que rencontre celui ou celle qui se propose d’aborder l’œuvre de Baudelaire, une œuvre dont le « prestige est indéniable », note l’auteur, mais qui « résulte d’une vue généralement faussée, notamment de l’occultation de l’ensemble par un seul volume de poèmes en vers ». à côté des Fleurs du mal, aussi incontournable que soit ce recueil, par sa force intrinsèque comme par la place essentielle qu’il occupe dans l’histoire littéraire, Baudelaire a aussi été l’un des premiers à explorer tout le potentiel d’une forme en devenir, le poème en prose, et à publier des traductions plus ou moins libres de Poe et de De Quincey, tout en ayant une intense activité critique, dont témoignent ses nombreux articles dans la presse, et épistolaire, en même temps qu’il amassait un monceau de manuscrits, notes et brouillons, qu’ils fussent préparatoires aux œuvres publiées, ou qu’ils relevassent de ces nombreux projets qu’il multiplia sans toujours les approfondir, des Fusées à La Belgique déshabillée, de Mon Cœur mis à nu aux Lettres d’un atrabilaire. Aussi est-ce une autre qualité du travail de François-Marie Mourad que de faire justice à l’ensemble de ces textes, qui tous, quelle que soit leur qualité d’un point de vue strictement littéraire, sont autant de sources, de témoignages, d’indices, du travail qui fut celui de Baudelaire, de la mission qu’il s’assigna, des conceptions qu’il en avait, et qui, si elles se manifestent sous les formes les plus abouties dans sa poésie, n’en sont pas moins le projet de toute une vie – une vie tout entière consacrée à s’accomplir en tant qu’artiste, jusqu’à y consumer ses dernières forces, au terme d’un parcours souvent chaotique d’une trentaine d’années, avant que, « tel qu’en lui-même enfin, l’Eternité le change », pour lui appliquer la célèbre formule que Stéphane Mallarmé a gravé, quant à lui, sur le tombeau d’Egard Poe. C’est à découvrir ou redécouvrir cette œuvre aussi forte que singulière qu’invite le Baudelaire par Baudelaire de François-Marie Mourad, et les portes qu’il entre-ouvre sont autant de passages vers le labyrinthe complexe, et pour ainsi dire infini, qu’elle dessine.

Jean-Michel Gouvard

Université de Bordeaux Montaigne – Plurielles (UR 24142)


[1] Graham Robb, « Réputation de Baudelaire », in La poésie de Baudelaire et la poésie française, 1838-1852, Paris, Aubier, 1993, p. 83-98.

[2] « Situation de Baudelaire », in Paul Valéry, Œuvres I, édition de Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1957, p. 599-600. Ce texte est la version réécrite de la conférence prononcée le 19 février 1924 à la Société des Conférences de Monaco.

[3] Walter Benjamin, Baudelaire, édition de Giorgio Agamben, Barbara Chitussi et Clemens-Carl Härle, Paris, La fabrique, 2013, p. 644.

[4] Ibid., p. 642.

[5] Charles Baudelaire, Œuvres complètes, tome II, édition de Claude Pichois, Paris, Gallimard, collection La Pléiade, 1975, p. 275.





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