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Vient de paraître : 'Comment c'est' de Samuel Beckett et la guerre d'Algérie

Je viens de publier un article intitulé "Comment c'est et la guerre d'Algérie", dans un numéro spécial de La Revue des lettres modernes (2024 – 8, n° 9), intitulé 'Comment c’est / How It Is' de Samuel Beckett : “ce monde si peu possible”, et dirigé par Llewellynn Brown.


Lien vers le site de l'éditeur : cliquez ici.


Résumé : L’objectif de cet article est de montrer en quoi Comment c’est, bien qu’il s’inscrive dans un univers onirique et irréaliste inspiré de L’Enfer de Dante, comporte nombre d’allusions, de motifs, d’options narratives qui résultent de la transposition, dans la sphère littéraire, des informations factuelles auxquelles Samuel Beckett avait eu accès par l’intermédiaire de Jérôme Lindon concernant la pratique de la torture par l’armée française en Algérie. Transpositions dont la nature, le régime discursif ou la fonction traduisent la colère et l’indignation qu’il éprouvait envers ces pratiques.

 

Mots clefs : Samuel Beckett, Comment c’est, Guerre d’Algérie, colonialisme, torture, études culturelles, littérature et politique.


Abstract : Although it takes place in an dream-like and non-realistic world inspired by Dante’s Hell, Samuel Beckett’s How It Is, a novel he wrote during the Algerian war, carries many images and phrases alluding to tortures and other forms of ill-treatment the French army used to exercise against the local population. Samuel Beckett was well informed of such war practices, by his publisher Jérôme Lindon, and the aim of this article is to show how he expressed the anger and the indignation he felt through various literary masks and tricks–being unable to take sides openly because of his resident status in France.

 

Key words : Samuel Beckett, How It Is, Algerian War, colonialism, torture, cultural studies, literature and politics.


Introduction :

Dans Beckett’s Political Imagination, Emilie Morin a établi sur des bases documentaires que Samuel Beckett était à la fin des années 1950 parfaitement informé des pratiques de l’armée française dans le conflit qui opposait la France au peuple algérien[1]. Avec François Maspéro, Francis Jeanson ou Pierre Vidal-Naquet, son éditeur Jérôme Lindon faisait partie de cette frange de l’aile gauche de l’intelligentsia parisienne qui s’appliquait à dénoncer la torture, du moins dans la mesure où la propagande et la censure de l’Etat français le permettaient[2]. A la charnière des années 1950 et 1960, Lindon publia ainsi quatorze ouvrages aux Editions de Minuit, dans la collection « Documents », qui visaient tous à dépeindre sous ses vraies couleurs la guerre en Algérie, et les pratiques des services secrets et de l’OAS sur le sol français. Parmi eux, figurent des textes qui sont aujourd’hui devenus des témoignages incontournables sur cette période, tels L’affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet, La Gangrène[3], La Question d’Henri Alleg, Notre guerre de Francis Jeanson, ou Le Déserteur de Maurienne. Une majorité de ces publications furent interdites, et Lindon fut lui-même la cible d’un attentat à la bombe, à son domicile, le 7 décembre 1960, lequel ne fit heureusement que des dégâts matériels[4]. On sait que Samuel Beckett était informé par son éditeur de la pratique de la torture par l’armée française, et qu’il avait acheté La Question et Le Déserteur, ainsi que Le Droit et la colère de Jacques Vergès, Michel Zavrian et Maurice Courrégé[5]. S’il n’a jamais signé une seule des pétitions dénonçant la guerre, à commencer par le célèbre « Manifeste des 121 », au prétexte qu’il était un ressortissant étranger et qu’il risquait d’être expulsé si ses engagements déplaisaient au pouvoir en place, il n’en était pas moins révolté par ce que les Français faisaient subir aux Algériens, et par ce qui était à ses yeux une guerre d’occupation, comparable à celle que les Allemands avaient mené quinze ans auparavant en France, et contre laquelle il s’était engagé en entrant dans le réseau de résistance Gloria SMH[6]. L’objectif de cet article est de montrer comment l’indignation que ressentait Beckett, si elle ne s’est pas traduite par des prises de position publiques, a trouvé néanmoins à s’exprimer dans Comment c’est, le texte qu’il commença d’écrire à la Noël 1958, dans sa petite maison d’Ussy, à la frontière de l’Ile-de-France et de la Champagne[7].


[1] Emilie Morin, « Turning Points: Torture, Dissent and the Algerian War of Independence », in Beckett’s Political Imagination, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 184-237.

[2] Voir, par exemple, les entrées correspondantes dans Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Éditions du Seuil, 2009.

[3] La Gangrène est un ouvrage collectif sans nom d’auteur, qui recueille les témoignages de cinq Algériens qui ont été torturés dans les locaux de la D.S.T. à Paris, rue des Saussaies, entre le 2 et le 12 décembre 1958.

[4] Sur ces éléments, voir James Knowlson, Damned to Fame. The Life of Samuel Beckett, London, Bloomsbury, 1996, p. 492-495, et Morin, Beckett’s Political Imagination, op. cit., pp. 197-204 et 208-209.

[5] Morin, Beckett’s Political Imagination, op. cit., pp. 201-202 et 204-211

[6] Knowlson, Damned to Fame, op. cit., pp. 494-495; Morin, Beckett’s Political Imagination, op. cit., pp. 212-220. Le refus de Samuel Beckett de s’engager au prétexte qu’il aurait pu être expulsé de France n’est pas spécifique à la guerre d’Algérie : c’est chez lui une constante pour toute la période de l’après-guerre.

[7] Dans mon essai Lire Beckett (à paraître), je montre que plusieurs textes de la seconde moitié des années 1950 reflètent chacun à leur façon la guerre d’Algérie et « l’imaginaire » qui lui est associé. Voir aussi Jean-Michel Gouvard, « Samuel Beckett et la guerre d’Algérie », mai 2020, conférence en ligne, podcastable à l’adresse suivante : https://www.sas.ac.uk/videos-and-podcasts/culture-language-and-literature/samuel-beckett-et-la-guerre-d’algérie. Cet article prolonge les études que j’ai publiées antérieurement sur l’incidence de la guerre 39-45 sur l’écriture de Watt et d’En attendant Godot ; voir Jean-Michel Gouvard, « Watt de Samuel Beckett et la France des années 1940 », Essays in French Literature and Culture, n° 55, 2018, pp. 133-149 ; du même, « Beckett and propaganda posters: a new source for Waiting for Godot », Journal of Romance Studies, volume 19-1, Spring 2019, pp. 1-22.



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