Texte de ma communication sur "Les Cinq cent millions de la Begum" et l'imaginaire de la Commune
Voici le texte de la communication que je présenterai le vendredi 18 mars au colloque Nouvelles lectures politiques de Jules et Michel Verne, organisé par Marie-Françoise Melmoux-Montaubin et Christophe Reffait, à l'Auditorium du Musée de Picardie.
Les Cinq cent Millions de la Begum :
de la guerre de 1870 à la Commune de 1871
Dans mon essai Le Nautilus en bouteille, j’ai montré comment l’imaginaire socio-culturel du Second Empire, puis de la Belle-Epoque, se reflétait indirectement dans les univers inventés par Verne au cours de ses Voyages extraordinaires.
En prolongement de ce travail, je souhaiterais m’intéresser aujourd’hui à l’inscription de l’imaginaire de la Commune dans Les Cinq Cents Millions de la Begum, ce qui peut surprendre, au moins pour deux raisons.
La première tient au sujet du roman, et à l’interprétation symbolique que les lecteurs de l’époque étaient le plus à même d’en faire.
Deux hommes de science, l'un français, le Docteur Sarrazin, l'autre allemand, le Professeur Schultze, qui ont un ancêtre en commun, héritent d'une fortune colossale.
Ils se la partagent et chacun s'en va réaliser la cité idéale dont il rêve, aux Etats-Unis, dans l'Orégon.
Le Français crée France-Ville, qu'il surnomme la Cité du Bien-Etre, une ville régie par des principes hygiénistes et égalitaires.
L'Allemand créé Stahlstadt, la Cité de l'Acier, qui ressemble à une immense usine sidérurgique.
Et son chef suprême, le Professeur Schultze, n'a qu'une obsession : mettre au point une arme de destruction massive afin d'anéantir la paisible France-Ville.
Publié en 1879, Les Cinq Cents Millions de la Begum se nourrit à l'évidence du fort sentiment anti-allemand qui régnait alors en France, suite à la guerre de 70 et à l'annexion, par l'Allemagne, de l'Alsace et d'une bonne partie de la Lorraine.
C’est cet aspect de l’œuvre qui séduisit Hetzel, lorsqu’il reçut L’Héritage de Langevol, le roman de Paschal Grousset qui est à l’origine des Cinq cent millions de la Begum : quoiqu’il jugeât le roman fort médiocre, il s'enthousiasma pour un sujet dans lequel il voyait une belle allégorie des rivalités entre la France et l'Allemagne et, par la victoire finale de France-Ville, une revanche symbolique de l'humiliation subie en 70.
En revanche, les événements du printemps de 71 ne sont pas mentionnés par l’éditeur, qui semble ne pas même y songer.
Jules Verne, chargé par Hetzel de réécrire le roman, n’avait quant à lui guère de sympathie pour les Communards, comme sa correspondance en témoigne.
En septembre 70, alors que les premières émeutes éclatent à Paris, suite à la chute de l’Empire, il confie à son père : « J’espère bien que l’on gardera les mobiles quelque temps à Paris, et qu’ils fusilleront les socialistes comme des chiens ».
Quelques mois plus tard, après que la Commune a été instituée, Verne écrit dans une lettre adressée à Hetzel : « Il fallait que ce mouvement socialiste eut lieu. Eh bien, c’est fait, il sera vaincu, et si le mouvement républicain montre dans la répression une énergie terrible – il en a le devoir et le droit –, la France républicaine a 50 ans de paix intérieure ».
Notre romancier semble donc peu à même d’avoir été sensible à l’imaginaire d’une Commune dont il souhaitait que ses acteurs fussent abattus comme le sont les chiens.
Mais il faut tenir compte de ce que ce roman procède de la réécriture de L'Héritage de Langévol de Paschal Grousset.
Né en 1844, Paschal Grousset, tout en suivant des études de médecine, débute dans les années 60 une carrière de journaliste, où il se montre sensible aux idées socialistes.
Il rejoindra la Commune de Paris au début de 71, pensant que le mouvement se propagerait aux grandes villes de province.
Il est élu le 26 mars dans le XVIIe arrondissement avec une large majorité, et il sera chargé des relations extérieures par le Comité de Salut public.
Arrêté début juin, il est interné en Charente, à Fort-Boyard, avant d'être envoyé au bagne en Nouvelle-Calédonie, en 72.
Il s'en évade deux ans plus tard, et finit par se réfugier en Angleterre, après un périple rocambolesque, qui aurait pu être la matière d’un roman de Verne, puisqu’il transite par l'Australie et traverse les Etats-Unis d'ouest en est.
En Angleterre, il donne des cours de français mais, afin de subvenir à ses besoins, il écrit aussi des romans populaires qu’il tente de faire publier en France.
C'est ainsi que vit le jour L'Héritage de Langévol, un roman « scientifique et patriotique », selon la formule son cousin Adrien Hébrard, le directeur du journal Le Temps.
Lorsque Hetzel reçoit le roman, il propose à Grousset de lui en acheter les droits, et de le faire réécrire par Verne, puis de le publier sous le nom de ce dernier – beaucoup plus « bankable » que ne l’était celui de Grousset.
En 1880, Verne réécrira de même un second roman de Grousset, L'Etoile du sud, dont le titre original était Le Diamant bleu, et, en 85, il acceptera de mettre son nom à côté du sien sur L'Epave du Cynthia, alors que le texte semble être essentiellement de la main de Grousset, dont André Laurie est l'un des pseudonymes.
Les manuscrits de L'Héritage de Langévol et des Cinq Cents Millions de la Begum ne nous sont pas parvenus, à l'exception de quelques pages qui figurent dans les archives Hetzel, avec des corrections de Verne et de Hetzel qui portent surtout sur des points de style et de construction des scènes, ce qui laisse penser que les apports des deux hommes à la trame narrative générale et à l’imaginaire sous-jacent au texte furent assez réduits - impression confortée par la correspondance entre Verne et Hetzel au sujet de ce roman, dans laquelle Verne montre peu d’entrain à remanier le texte, auquel Hetzel mettra seul la dernière main.
Dès lors, on comprend mieux pourquoi certains motifs et certaines images semblent avoir été nourris par ce que j'ai appelé en introduction l'imaginaire de la Commune ou, du moins, celui qu'en avait Paschal Grousset.
Commençons par de simples détails.
France-Ville est une utopie qui n’est pas sans point commun avec l’imaginaire de Verne, puisque son architecture et bien de ses équipements, comme le téléphone ou l’usage qui est fait de l’électricité, sont issus d’un imaginaire scientifique sinon scientiste, ainsi que de la conviction que le progrès peut permettre aux sociétés humaines de vivre mieux, un credo qui séduisait Verne en même temps qu’il s’en défiait, surtout parce qu’il considérait que les hommes, par leur nature, n’étaient pas aptes à employer à leur avantage les avancées réalisées dans le domaine des sciences et des techniques.
Toutefois, certains aspects de la vie à France-Ville relève d’un autre champ comme l’illustre la scène qui apparaît à l’écran.
L’assemblée populaire fut convoquée par un moyen aussi simple et presque aussi expéditif. À peine le docteur Sarrasin eut-il communiqué le vote du Conseil à l’hôtel de ville, toujours par l’intermédiaire de son téléphone, qu’un carillon électrique se mit en mouvement au sommet de chacune des colonnes placées dans les deux cent quatre-vingts carrefours de la ville. Ces colonnes étaient surmontées de cadrans lumineux dont les aiguilles, mues par l’électricité, s’étaient aussitôt arrêtées sur huit heures et demie, – heure de la convocation.
Tous les habitants, avertis à la fois par cet appel bruyant qui se prolongea pendant plus d’un quart d’heure, s’empressèrent de sortir ou de lever la tête vers le cadran le plus voisin, et, constatant qu’un devoir national les appelait à la halle municipale, ils s’empressèrent de s’y rendre.
À l’heure dite, c’est-à-dire en moins de quarante-cinq minutes, l’assemblée était au complet. (174)
Cette « assemblée populaire » convoquée par le « Conseil civique », qui réunit tous les citoyens à la « halle municipale » afin de légitimer les décisions qui engagent la communauté, offre, dans l’œuvre de Verne, où un personnage tend en général à l’emporter sur le groupe auquel il appartient et à le diriger, l’exemple assez isolé d’une société reposant sur la démocratie directe, laquelle est assimilée à un « devoir national ».
S’il ne recoupe pas l’organisation politique de la Commune, ce fonctionnement démocratique, auréolé des termes « populaire », « civique » et « national », recoupe la rhétorique socialiste du temps – et en particulier celle de Grousset qui se montrait toujours très patriote et soucieux du devenir de la France dans ses articles et ses discours, à l’instar de toute une aile de la gauche de l’époque, en opposition avec des courants plus internationalistes ou anarchistes.
De même, lorsque Schultze s’écrie :
« Grâce à mon canon, mes cinquante mille Allemands viendront facilement à bout des cent mille rêveurs qui constituent là-bas un groupe condamné à périr » (128),
l’auteur prête à l’Allemand belliqueux non pas le regard que les Prussiens portaient sur les Français en 70, mais le jugement que la toute jeune Troisième République portait sur les activistes socialistes en général, et sur les Communards en particulier, lesquels avaient entre autres le défaut d’être des « rêveurs », c’est-à-dire des utopistes aspirant à une société idéale dont, par principe, on niait qu’elle pût se réaliser.
Au début du roman, lorsque « William Henry Sharp junior, associé de la maison Billows, Green, Sharp & Co » rend visite au Docteur Sarrazin, il s’assure que son père est bien « Isidore Sarrasin […] mort à Paris en 1857, VIe arrondissement, rue Taranne, numéro 54, hôtel des Écoles, actuellement démoli ».
La précision étonne, puisque cette adresse ne jouera aucun rôle dans la suite du récit, et le lecteur peut légitimement se demander pourquoi le nom de la rue où serait mort Isidore Sarrazin est mentionné, sinon pour ménager quelque effet de réel, explication qui a toujours bon dos.
C’est qu’aux yeux de Paschal Grousset, et non de Verne, ce détail n’était pas anodin.
C’est en effet rue Taranne, dans le sixième arrondissement de Paris, que se dressait une batterie de mitrailleuses tenue par les Communards, au croisement avec la rue Saint-Benoît, comme en témoignent cette illustration de Sahib parue le 17 juin 71 dans Le Monde illustré.
Ou encore Prosper-Olivier Lissagaray dans un opuscule consacré aux journées de mai, dans lequel il rapporte que « [s]ur la rive gauche, le général Cissey avait pris d’assaut, dès le matin, la gare Montparnasse, après avoir tourné, par le carrefour de la Croix-Rouge, la rue du Dragon et la rue de Taranne, les batteries de la rue de Rennes ».
Et on pourrait citer encore le Journal officiel de la République française du 3 août 71, qui mentionne des barricades qui y avaient été érigées.
La rue Taranne, qui allait disparaître peu après pour donner son tracé actuel au Boulevard Saint-Germain, était en effet l’un des lieux emblématiques de la lutte et de la résistance des Communards. Et le fait que le père du Docteur Sarrazin y soit mort, même en 1857, n’est probablement pas le fait du hasard ou de l’inspiration gratuite de Grousset, dont le souvenir qu’il en conservait auréolait cette voie d’une aura morbide, et la prédestinait à être un lieu où l’on meurt.
La mort, le Professeur Schultze avait tout d’abord songé l’infliger avec une « bombe froide », une bombe chimique à base d’acide carbonique :
« Voyez-vous d’ici, ajouta-t-il, un nombre suffisant de mes bouches à feu braquées sur une ville assiégée ! Supposons une pièce pour un hectare de surface, soit, pour une ville de mille hectares, cent batteries de dix pièces convenablement établies. Supposons ensuite toutes nos pièces en position, chacune avec son tir réglé, une atmosphère calme et favorable, enfin le signal général donné par un fil électrique... En une minute, il ne restera pas un être vivant sur une superficie de mille hectares ! Un véritable océan d’acide carbonique aura submergé la ville ! [Toutefois] je n’ai pas réussi à supprimer le bruit de l’explosion. Cela donne trop d’analogie à mon coup de canon avec le coup du canon vulgaire. Pensez un peu à ce que ce serait, si j’arrivais à obtenir un tir silencieux ! Cette mort subite, arrivant sans bruit à cent mille hommes à la fois, par une nuit calme et sereine ! » (123-124)
Cette séquence, avec ses nombreuses exclamatives dans lesquelles le savant s’extasie de sa puissance et de l’efficacité de son invention, vise à souligner la cruauté du personnage et, à travers elle, celle des Allemands en général, ce qui ne pouvait que raviver le souvenir douloureux de la guerre de 70.
Mais l’image des « bouches à feu braquées sur une ville assiégée » et la mention subséquente du « bruit de l’explosion », colorée de l’idée que le « coup de canon » que l’on entend ne saurait se confondre avec celui d’un « coup de canon vulgaire », repose sur un tout autre imaginaire, celui de la ville incendiée et dévorée par le feu.
Une bombe chaude, si l’expression a du sens, plutôt qu’une bombe froide.
Et c’est une telle invention que Schultze, ravi, dévoile à Marcel immédiatement après, dans la même scène :
Mais, ajouta-t-il en montrant un autre obus, voici un projectile en fonte. Il est plein, celui-là et contient cent petits canons symétriquement disposés, encastrés les uns dans les autres comme les tubes d’une lunette, et qui, après avoir été lancés comme projectiles redeviennent canons, pour vomir à leur tour de petits obus chargés de matières incendiaires. C’est comme une batterie que je lance dans l’espace et qui peut porter l’incendie et la mort sur toute une ville en la couvrant d’une averse de feux inextinguibles ! Il a le poids voulu pour franchir les dix lieues dont j’ai parlé ! Et, avant peu, l’expérience en sera faite de telle manière, que les incrédules pourront toucher du doigt cent mille cadavres qu’il aura couchés à terre ! » (125)
Si l’idée d’un obus lance-obus, d’un obus qui, propulsé dans les airs, s’ouvrirait pour laisser place à « cent petits canons » qu’il porterait en son sein, est une affabulation, l’idée que les cent bouches meurtrières de ce monstre étaient « chargé[e]s de matières incendiaires » destinées à « porter l’incendie et la mort sur toute une ville en la couvrant d’une averse de feux inextinguibles » inscrit en filigrane dans le rêve de destruction du savant les tirs à boulets rouges et l’emploi des bombes incendiaires à base de pétrole auxquels recoururent en mai les Versaillais, lorsqu’ils prirent Paris d’assaut.
Schultze devient ainsi non plus une incarnation de la belliqueuse Allemagne, mais comme un substitut de Thiers et de Picard, dont Rimbaud, dans « Chant de guerre parisien », se référant aux mêmes pratiques guerrières, disaient de ces deux figures emblématiques de la Troisième République qu’« Au pétrole ils font des Corot », tout en leur assurant que « La grande ville a le pavé chaud / Malgré vos douches de pétrole ».
Le motif de l’incendie est repris ultérieurement, lorsque Marcel met le feu à la Cité de l’Acier, l’ennemi subissant in fine le châtiment qu’il rêvait d’infliger, comme par un juste retour des choses qui n’est pas sans évoquer une intervention divine, telles celles qui frappèrent l’Egypte ou les villes de Sodome et Gomorrhe :
Marcel s’était précipité dans l’atelier des modèles. [...] C’étaient les modèles en bois de tout ce qu’avait fabriqué l’usine Schultze depuis sa fondation, et l’on peut croire que les gabarits de canons, de torpilles ou d’obus, n’y manquaient pas.
La nuit était noire, conséquemment propice au projet hardi que le jeune Alsacien comptait mettre à exécution. [...] frottant une allumette qu’il tira de sa boîte, sans que sa main hésitât un instant, il porta la flamme dans un coin de la salle où étaient entassés des cartons d’épures et de légers modèles en bois de sapin.
Puis, il sortit.
Un instant après, l’incendie, alimenté par toutes ces matières combustibles, projetait d’intenses flammes à travers les fenêtres de la salle. Aussitôt, la cloche d’alarme sonnait, un courant mettait en mouvement les carillons électriques des divers quartiers de Stahlstadt, et les pompiers, traînant leurs engins à vapeur, accouraient de toutes parts. [...] En quelques minutes, les chaudières à vapeur avaient été mises en pression, et les puissantes pompes fonctionnaient avec rapidité. C’était un déluge d’eau qu’elles déversaient sur les murs et jusque sur les toits du musée des modèles. Mais le feu, plus fort que cette eau, qui, pour ainsi dire, se vaporisait à son contact au lieu de l’éteindre, eut bientôt attaqué toutes les parties de l’édifice à la fois. En cinq minutes, il avait acquis une intensité telle, que l’on devait renoncer à tout espoir de s’en rendre maître. Le spectacle de cet incendie était grandiose et terrible. (140-142)
Ce « spectacle grandiose et terrible », qui procède d’un incendie allumé volontairement, pourrait, en complément des incendies provoqués par les Versaillais, évoquer la pratique à laquelle se résignèrent les Communards pour retarder l’avancée des troupes, incendiant eux-mêmes rues et bâtiments.
On sait que c’est ce jusqu’au boutisme, combiné avec des déclarations comme celle de Louise Michel qui assurait le 17 mai que « Paris sera à nous ou n’existera plus » qui fit naître le mythe des pétroleuses, que la propagande républicaine allait s’empresser de diffuser et d’amplifier, bien au-delà de la réalité.
La description de l’incendie, dans cette scène, repose sur un double contraste ; l’un entre « la nuit […] noire » et les « intenses flammes » qui sourdent « à travers les fenêtres » du bâtiment ; et un autre, qui fait appel à une perception plus élémentaire, et donne à voir « un déluge d’eau » qui « se vaporisait » au contact du feu, dégageant des nuages de vapeur blanche.
Or ce sont les mêmes motifs qui, lorsque Marcel découvre Stahlstadt pour la première fois, avaient servi à la décrire :
C’est au centre de ces villages, au pied même des Coals-Butts, inépuisables montagnes de charbon de terre, que s’élève une masse sombre, colossale, étrange, une agglomération de bâtiments réguliers percés de fenêtres symétriques, couverts de toits rouges, surmontés d’une forêt de cheminées cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voilé d’un rideau noir, sur lequel passent par instants de rapides éclairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain, pareil à celui d’un tonnerre ou d’une grosse houle, mais plus régulier et plus grave.
Cette masse est Stahlstadt, la Cité de l’Acier [...]. (65)
Aux « toits rouges » des bâtiments et aux « rapides éclairs rouges » qui sourdent de leurs cheminées s’opposent leur « masse sombre » et « le ciel […] voilé d’un rideau noir », lequel procède des « torrents continus de vapeurs fuligineuses » que « vomissent » les usines.
Si la fin de la Cité de l’Acier semble préfigurée par cette description initiale, comme si elle y était tragiquement inscrite, la ville-usine n’en paraît pas moins se consumer d’un feu qui couve dans ses entrailles, et la mention du « grondement lointain, pareil à celui du tonnerre ou d’une grosse houle, mais plus régulier et plus grave », s’il évoque le bruit des ateliers sidérurgiques, rappelle le roulement continu des batteries de canons lors du siège de Paris, et conforte l’idée que ce décor infernal résulte en partie d’un même imaginaire, et d’un même souvenir, celui de Paris noyée sous les bombes.
L’association du rouge et du noir pour décrire les incendies de Paris en mai 71 n’est d’ailleurs pas propre à l’auteur.
C’est un cliché que l’on retrouve par exemple dans La Débâcle de Zola, lorsque le romancier entreprend de relater cet épisode et, en particulier, l’incendie de Paris par les Communards eux-mêmes :
"Et il faisait un autre grand rêve noir, la ville géante en cendre, plus rien que des tisons fumants sur les deux rives, la plaie guérie par le feu, une catastrophe sans nom, sans exemple, d’où sortirait un peuple nouveau. Aussi s’enfiévrait-il davantage aux récits qui couraient : les quartiers minés, les catacombes bourrées de poudre, tous les monuments prêts à sauter, des fils électriques réunissant les fourneaux pour qu’une seule étincelle les allumât tous d’un coup, des provisions considérables de matières inflammables, surtout du pétrole, de quoi changer les rues et les places en torrents, en mers de flammes."
"Il l’avait saisi par son bras valide, il le soutint, l’aida à franchir le bout de la rue du Bac, au milieu des maisons qui flambaient maintenant de haut en bas, comme des torches démesurées. Une pluie de tisons ardents tombait sur eux, la chaleur était si intense, que tout le poil de leur face grillait. Puis, quand ils débouchèrent sur le quai, ils restèrent comme aveuglés un instant, sous l’effrayante clarté des incendies, brûlant en gerbes immenses, aux deux bords de la Seine."
Le « rêve noir » et les « cendres » s’opposent à la « plaie guérie par le feu », aux « torrents » et « mers de flammes », aux « torches démesurées » et à « l’effrayante clarté des incendies, brûlant en gerbes immenses », en même temps que Zola mentionne non seulement la prééminence du « pétrole » parmi les « matières inflammables », mais aussi le rôle que joue l’électricité dans la coordination des départs de feu.
Les similitudes entre l’imaginaire de la Commune et les descriptions de Stahlstadt incendiée, que cet incendie soit réel ou métaphorique, ne se retrouvent pas seulement dans l’écriture, mais aussi dans l’iconographie du roman, comme le montre la comparaison entre l’illustration de Léon Benett pour la scène de l’incendie de l’atelier des modèles, et celle que l’on doit à Chifflard, pour l’incendie, bien réel, autour de la Sainte-Chapelle, au printemps 71.
Chez les deux dessinateurs, le bâtiment incendié s’élève dans les fumées qui sourdent par les fenêtres, comme le décrit la scène dans sa version rédigée, le blanc des fumées et la clarté des flammes contrastent avec le noir de la nuit et les silhouettes en avant-plan, qu’elles soient des arbres ou des constructions de moindre importance, et le feu s’oppose à l’eau, que celle-ci soit projetée à grande hauteur par les lances des sapeurs, ou qu’elle s’étale paisiblement au pied de l’édifice en proie aux flammes.
A ces éléments s’ajoutent les passages qui décrivent France-Ville comme une cité assiégée, et sur le pied de guerre :
Les citoyens accoururent se proposer en masse pour exécuter les travaux nécessaires. Aucun emploi n’était dédaigné, qui devait contribuer à l’oeuvre de défense. Des hommes de tout âge, de toute position, se faisaient simples ouvriers en cette circonstance. Le travail était conduit rapidement et gaiement. (189)
Enfin, lorsque parut le décret de mobilisation de tous les hommes en état de porter les armes, l’enthousiasme qui l’accueillit témoigna une fois de plus des excellentes dispositions de ces soldats citoyens. Équipés simplement de vareuses de laine, pantalons de toile et demi-bottes, coiffés d’un bon chapeau de cuir bouilli, armés de fusils Werder, ils manoeuvraient dans les avenues.
Des essaims de coolies remuaient la terre, creusaient des fossés, élevaient des retranchements et des redoutes sur tous les points favorables. (189)
Avant une heure, une catastrophe sans précédent, une pluie de fer et de feu va tomber sur votre ville. Un engin digne de l’enfer, et qui porte à dix lieues, est, à l’heure où je parle, braqué contre elle. Je l’ai vu. Que les femmes et les enfants cherchent donc un abri au fond des caves qui présentent quelques garanties de solidité, ou qu’ils sortent de la ville à l’instant pour chercher un refuge dans la montagne ! [...] Le feu, voilà pour le moment votre seul ennemi ! Ni armées ni soldats ne marchent encore contre vous. L’adversaire qui vous menace a dédaigné les moyens d’attaque ordinaires. [...] c’est sur cent points à la fois que l’incendie va se déclarer subitement dans France-Ville ! C’est sur cent points différents qu’il s’agira de faire tout à l’heure face aux flammes ! (180)
Dans le troisième extrait de cet échantillon, la menace du « feu », le « seul ennemi » de la population de France-Ville, qui va s’abattre « sur cent points à la fois », la mention d’« un engin digne de l’enfer » qui est « braqué » sur la ville, et le jugement qui énonce clairement que « l’adversaire […] a dédaigné les moyens d’attaque ordinaires », reprennent les motifs liés à l’imaginaire communard du siège et de l’incendie.
Mais ces éléments se complètent dans cet extrait de l’image des femmes et des enfants qui « cherchent […] un abri au fond de caves », laquelle reflète le comportement qu’eurent bien des Parisiens sans défense lors des combats.
Et, dans le second extrait, la mention du « décret de mobilisation » évoque celui qui fut promulgué le 5 avril par les Communards pour assurer leur défense, tandis que la description de l’équipement sommaire des hommes ainsi réquisitionnés rappelle le manque d’entraînement et de compétence des révolutionnaires, qui était leur grande faiblesse, de même que les « fossés », les « retranchements et [les] redoutes » rappellent les tranchées et les barricades qu’ils creusèrent ou érigèrent pour tenter de tenir leurs positions.
L’idéal communard, l’aspiration à vivre dans une société égalitaire dont tous les membres seraient égaux entre eux, transparaît non seulement dans l’appellation de « soldats citoyens » de ce second extrait, mais, dans le premier passage cité, dans l’idée que tous les « citoyens » – un terme connoté s’il en est, depuis 89, et sa résurgence en 48 –, quel que fût leur âge ou leur fonction au sein de la cité, « devai[en]t contribuer à l’œuvre de défense » et « se faisaient simples ouvriers en cette circonstance ».
Toutefois, dans la logique du roman, qui conduit leurs auteurs à épargner France-Ville et à châtier symboliquement les Allemands de Stahlstadt, c’est cette dernière qui voit les maux de la guerre frapper ses murs, lorsque Marcel retourne à la fin dans la Cité de l'Acier, et se heurte à une porte d'enceinte close :
Tout à coup, l’édifice et la cave même furent secoués comme par l’effet d’un tremblement de terre. Une détonation formidable, pareille à celle de trois ou quatre batteries de canons tonnant à la fois, déchira les airs, suivant de près la secousse. Puis, après deux à trois secondes, une avalanche de débris projetés de tous les côtés retomba sur le sol.
Ce fut, pendant quelques instants, un roulement continu de toits s’effondrant, de poutres craquant, de murs s’écroulant, au milieu des cascades claires des vitres cassées. [...] La moitié du secteur avait sauté, et les murs démantelés de tous les ateliers voisins du Bloc central ressemblaient à ceux d’une ville bombardée. De toutes parts les décombres amoncelés, les éclats de verre et les plâtres couvraient le sol, tandis que des nuages de poussière, retombant lentement du ciel où l’explosion les avait projetés, s’étalaient comme une neige sur toutes ces ruines. (213-214)
Cette vision d’une guerre urbaine recoupe étroitement les descriptions et les images qui circulèrent dans la presse et, sous des formes plus abouties, dans la littérature, lorsqu’il s’agissait de rapporter les ravages des bombardements sur Paris, du moins pour autant que la censure et la propagande d’Etat le permettaient.
Il en est de même de la description de l’exode des habitants et travailleurs de Stahlstadt, qui survient après que la cité a périclité :
Les plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux qui avaient su prévoir les jours difficiles, épargner une réserve, se hâtèrent de fuir avec armes et bagages, – les outils, la literie, chère au coeur de la ménagère, et les enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui se révélait à eux par la portière du wagon. Ils partirent, ceux-là, s’éparpillèrent aux quatre coins de l’horizon, eurent bientôt retrouvé, l’un à l’est, celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre usine, une autre enclume, un autre foyer...
Mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en était-il que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l’oeil cave et le coeur navré !
Ilsrestèrent,vendantleurspauvreshardes à cettenuéed’oiseaux de proie à face humaine qui s’abatd’instinct sur tous les grands désastres, acculésenquelquesjours aux expédientssuprêmes, bientôtprivés de créditcomme de salaire, d’espoircomme de travail, et voyants’allongerdevanteux, noir commel’hiver qui allaits’ouvrir, un avenir de misère ! (204)
Bien que ces événements se déroulent dans les rangs ennemis, le constat que ce furent « les plus sages des ouvriers, les plus avisés » qui « se hâtèrent de fuir avec armes et bagages », de telle sorte que « ceux-là s’éparpillèrent aux quatre coins de l’horizon » en quête d’« une autre usine, une autre enclume, un autre foyer », évoque la fuite bien réelle de certains Communards, s’ils eurent la chance de passer au travers des lignes de troupes qui encerclaient la ville, lorsqu’ils comprirent que la partie était perdue.
Tandis que le sort de ceux qui ne purent échapper à la garde républicaine et qui durent payer le prix de leur insoumission, dont le texte dit clairement qu’ils étaient les plus nombreux, un sur dix seulement étant parvenu à s’enfuir – ce sort transparaît dans l’image conclusive des ouvriers « acculés en quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt privés de crédit comme de salaire, d’espoir comme de travail, et voyant s’allonger devant eux […] un avenir de misère ».
Pour conclure, on peut se demander d’où vient le nom de Langévol, qui apparaît au début du roman, lors de la remise de l’héritage, mais qui apparaissait aussi dans le titre original du récit, L’Héritage de Langévol.
Langévol fait penser au patronyme de Camille Langevin, un autre acteur de la Commune, né en 1843 à Bordeaux.
En 66, il devint l’un des gérants de l’Association pour les Constructions mécaniques, une société coopérative de production, et, en 68, il fut l’un des fondateurs du syndicat des ouvriers mécaniciens, avant de participer en 69 à la création de la Fédération des sociétés ouvrières parisiennes.
Il est également le fondateur du Cercle d’études sociales, une section de l’Internationale, et il faisait partie du conseil fédéral parisien de l’Internationale.
Le 8 février 71, aux élections en vue de la formation d’une Assemblée nationale, il figura parmi les 43 candidats socialistes révolutionnaires présentés par l’Internationale, la Chambre fédérale des sociétés ouvrières, et la Délégation des vingt arrondissements.
Il ne fut pas élu, mais, le 26 mars, il devint membre de la Commune dans le XVe arrondissement, et le 21 avril, il fut désigné pour faire partie de la commission de la Justice.
La défaite approchant, il fit partie du petit nombre de révolutionnaires qui parvinrent à fuir Paris, et il se réfugia tout d'abord en Alsace.
En 74, il y fonda une société de construction mécanique en commandite, près de Strasbourg, dans laquelle Paschal Grousset, récemment évadé du bagne de Nouméa, travailla quelques semaines avant de rejoindre Londres.
Langevin fut ensuite expulsé d'Alsace en avril 76, et il se réfugia alors à Londres, où il retrouva Paschal Grousset.
Les deux hommes se connaissaient donc et, s’ils n’appartenaient pas au même courant politique, ils communièrent pour le moins dans cette fraternité qu’ont en général les hommes qui sont exilés de leur pays et qui ont connu un même échec.
Il est tentant, dès lors, de se livrer à un petit jeu onomastique.
Si Langevin est un patronyme qui signifie à l’origine « habitant de la région d'Angers », il donne aussi à entendre « l’ange vint » et, sous la forme, peut-être déformée pour que le modèle ne soit pas reconnu, de Langévol, « l’ange vole ».
L'Héritage de Langévol serait ainsi, au moins symboliquement et comme en clin d’œil, « l'héritage de Langevin », l'héritage d'idéaux et d'un imaginaire de la Commune tels que l’illustrait, pour non seulement l’avoir connu mais en avoir aussi été l’un des acteurs, Paschal Grousset.
L’inscription de ce leg pour le moins singulier, et peu en accord avec les opinions de Verne, ne semble pas avoir frappé l’auteur des Voyages extraordinaires, qui ne voyait dans le roman de Grousset, tel qu’il lui parvint, qu’« une thèse philosophique », et considérait que « l’auteur n’est pas romancier », ainsi qu’il l’écrit dans sa correspondance.
Mais si cette histoire, dans sa forme première comme dans sa version réécrite à quatre mains, par Verne et Hetzel, n’est en rien un roman « communard », il n’empêche que l’imaginaire de la Commune, tel que je l’ai caractérisé, n’en colore pas moins bien des scènes et des descriptions qui l’émaillent, de telle sorte que Les Cinq cent millions de la Bégum offre l’exemple singulier, et probablement unique, d’un roman qui, tout en portant le nom de Verne, laisse entrevoir un tout autre réseau de références politiques que celui qui est plus habituel à son auteur, comme si celui-ci, faute d’y avoir prêté attention, avait laissé sourdre, à travers la sienne, la voix de son véritable inventeur.
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