"Samuel Beckett : 'ni fasciste, ni communiste' " - Revue "Europe", n°1159-1160 - Nov.-déc. 2025
- Jean-Michel Gouvard

- 20 oct.
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Je viens de publier dans le dernier numéro de la revue Europe, consacré à Samuel Beckett et coordonné par Robin Wilkinson, un article intitulé "Samuel Beckett : 'ni fasciste, ni communiste' ".
Référence bibliographique : Jean-Michel Gouvard, « Samuel Beckett : ‘ni fasciste, ni communiste’ », Europe, n° 1159-1160, nov.-déc. 2025, p. 72-85.
Présentation :
En 1938, peu après s’être installé définitivement à Paris, Samuel Beckett écrit en français un texte intitulé « Les deux besoins », qui ne sera pas publié avant 1984, et qui reste inédit en France[1]. Le jeune écrivain y développe une réflexion très personnelle sur la création artistique, qui préfigure le rapport à la création littéraire qu’il mettra en œuvre à compter de la seconde moitié des années 1940. Pour lui, l’artiste a « besoin d’avoir besoin » : il ne peut s’empêcher de questionner la condition qui est la sienne, tout en sachant qu’il ne saurait apporter à ce questionnement aucune réponse satisfaisante, car l’art est par essence une activité humaine qui échappe à toute rationalité, et à toute rationalisation. Tout discours ou jugement sur le sujet n’est que « tempêtes de pets affirmatifs et négatifs », « foireux aposterioris (sic) de l’Esprit et de la Matière », « convulsion de vermisseau enragé, propulsé en spasmes de jugement[2] ». En matière d’art, tout ce que peut faire le critique ou l’artiste, c’est d’en parler mal, ou de « tourner autour », pour reprendre une des analogies que propose Beckett dans « Les deux besoins » afin d’exprimer au mieux sa pensée.
Une autre des images qu’il emploie s’appuie sur la géométrie pythagoricienne et cible le « dodécahèdre (sic) régulier », qui est une construction géométrique qui repose sur des nombres irrationnels, c’est-à-dire un nombre réel qui ne peut pas s’écrire sous la forme d’une fraction de type (où « a » et « b » sont des nombres rationnels). La racine carré de 2, le nombre , ou le sinus de 1 en sont des exemples. La « forme » d’un tel nombre ne pouvant être exprimée par un rationnel, elle demeure inaccessible à la raison, tout comme le « besoin » qui préside à la création artistique. Le dodécaèdre, cette « divine figure dont la construction dépend d’un irrationnel », incarne ainsi l’idée que l’artiste peut, sans comprendre rationnellement ce qu’il fait, construire une « forme » – l’œuvre, symbolisée ici par le dodécaèdre. Juste après avoir développé cette analogie, Beckett ajoute : « N’est-ce pas pour avoir trahi ce sombre secret que Hippasos a péri avant terme, lynché par la meute d’adeptes affamés, vierges et furibonds, dans un égout public ? Il n’était pourtant ni fasciste ni communiste[3] ». L’anecdote ne fait guère problème : dans la Grèce présocratique, les philosophes pythagoriciens tenaient secret leur savoir, et l’un d’eux, Hippasos de Métaponte, se serait jeté à la mer ou l’aurait été par ses confrères pour avoir révélé ce qu’était un nombre irrationnel[4]. Beckett fait d’Hippasos le voleur de feu, celui qui aurait dévoilé le secret de la création, supprimant alors ce « besoin d’avoir besoin », cette appétence jamais assouvie vers quelque chose d’informe, d’innommable, d’infini, au sens étymologique de cet adjectif[5], appétence dans laquelle l’écrivain voit le principe même de toute démarche artistique. Dans ce contexte, la considération qui clôt l’analogie avec le dodécaèdre, « Il n’était pourtant ni fasciste ni communiste », est pour le moins inattendue, ne serait-ce que par l’anachronisme qu’elle instaure, et l’inférence à laquelle elle invite. Cette proposition fait suite à un premier anachronisme, dans la phrase précédente, avec l’emploi du verbe « lynché », qui trouve son origine dans la justice expéditive qu’appliqua Charles Lynch durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis, à l’encontre des partisans de la couronne britannique. Dans un cas comme dans l’autre, le caractère inapproprié des lexèmes fait écho à l’actualité des années 1930. Le lynchage auquel est assimilée l’exécution sommaire d’Hippasos évoquait nécessairement pour Beckett et ses contemporains ceux que commirent les milices nazies, dans l’Allemagne de la République de Weimar finissante puis après l’accession au pouvoir de Hitler, en janvier 1933, lesquelles se sont alors crues autorisées à tous les débordements envers leurs boucs-émissaires favoris, les Juifs et les communistes[6]. Beckett était parfaitement informé des violences politiques dans ce pays, puisqu’il avait séjourné en Allemagne à diverses reprises au début des années 1930, se rendant à Kassel pour voir sa cousine Peggy Sinclair dont il était amoureux ; puis plus longuement, de l’automne 1936 au printemps 1937, une période au cours de laquelle il est allé d’une ville à l’autre, visitant les musées et rencontrant des artistes et des acteurs du monde culturel, comme en témoignent ses German Diaries[7].
Mais Beckett ne vise pas la seule oppression des communistes sous le régime fasciste : il présente comme singulier qu’Hippasos ait été lynché alors qu’« il n’était pourtant ni fasciste ni communiste », ce qui implicite que, pour être lynché, il convient d’être fasciste ou communiste, comme si ces deux positionnements sur l’échiquier politique, aussi opposés qu’ils soient, avaient en commun de faire prendre le risque de mourir pour ses idées à cause des réactions qu’ils engendrent, chaque « meute d’adeptes » lynchant les prosélytes du camp adverse. Ce n’est donc pas seulement la réalité sociale et politique de l’Allemagne des années 1930 qui est reflétée dans cette formule aussi anachronique que surprenante : ce sont aussi les violences qui marquèrent l’actualité de la France des années 1930, principalement suite à la tentative de coup d’état de l’extrême droite en février 1934, et aux nombreuses grèves et manifestations des forces de gauche qui s’ensuivirent, lesquelles allaient conduire au gouvernement du Front populaire en 1936, puis à son effondrement au printemps 1938, l’année où ce texte est écrit.
Avec une telle stratégie discursive, aucun des deux camps n’apparaît comme préférable à l’autre. Les lyncheurs, quels qu’ils soient, et que leur victime soit fasciste ou communiste, reçoivent les mêmes qualificatifs péjoratifs, « affamés, vierges et furibonds » : si « affamés et « furibonds » accentuent la violence de la foule déchaînée, l’adjectif « vierges » souligne l’ignorance et l’immaturité des « adeptes », tout en suggérant que celles-ci sont inhérentes au fait même d’être des « adeptes ». L’ironie est renforcée par la mention de l’« égoût public » dans lequel Hippasos aurait été « lynché » en lieu et place de la mer Egée, lequel fonctionne comme un symbole clairement orienté de la vindicte populaire et de la justice expéditive à laquelle elle conduit, en incarnant métaphoriquement ce qu’il y a de plus bas, de plus sale, de plus enseveli dans l’être humain.
Cela ne signifie pas, néanmoins, que la formule « ni fasciste ni communiste » doive s’interpréter comme revendiquant un juste milieu, qui se caractériserait par le refus des extrêmes et la recherche d’une position médiane, consensuelle, sous couvert d’un idéal de la voie moyenne que le gouvernement de Daladier, qui avait succédé à celui de Léon Blum au printemps 1938, incarnait à la perfection, et que symboliseront les accords de Munich à l’automne de la même année, du moins aux yeux de l’opinion publique, en France et au Royaume-Uni.
C'est à éclaircir la signification esthétique de cette curieuse formule que cet article est consacré.
[1] Samuel Beckett, « Les deux besoins », in Disjecta. Miscellaneous Writings and a Dramatic Fragment, édité par Ruby Cohn, New-York, Grove Press, 1984, p. 55-57.
[2] Ibid., p. 56-57. Tout comme Ruby Cohn, l’éditeur du texte, j’ai conservé l’orthographe parfois fautive du manuscrit.
[3] Ibid., p. 56.
[4] Beckett reprend en la détournant la version la plus fréquemment colportée de l’anecdote. Toutefois, selon Jamblique, Hippasos aurait révélé comment construire une sphère à partir de douze pentagones ; voir Jamblique, Vie de Pythagore, traduction de Luc Brisson et Alain-Philippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La Roue à Livres », 2011, § 88. Le fait qu’il se soit suicidé ou qu’il ait été assassiné n’est pas certain non plus. La mort d’Hippasos pourrait être une simple allégorie, devenue un exemplum de la topique oratoire.
[5] Est in-finitum ce qui n’est pas fini, délimité, cerné, caractérisé.
[6] Voir Ian Kirshaw, Hitler, Paris, Flammarion, 2008, en particulier le chapitre « La formation du dictateur », p. 313-360.
[7] Mark Nixon, Samuel Beckett’s German Diaries 1936-1937, New-York, Bloomsbury, 2011.

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