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Nouvel article sur Charles Baudelaire : 'Le Tir et le cimetière' Un souvenir de Charles Monselet

La dernière livraison de la revue L'Année Baudelaire (n°25, 2021, Paris, Champion) commémore le bi-centenaire de la naissance du poète. J'y publie l'une de mes dernières études sur Baudelaire, "Le Tir et le cimetière. Un souvenir de Charles Monselet", pp. 91-106.

L'article étant sous droit, je n'en donnerai ici que les premières lignes (le volume est accessible via cette adresse) :


Plusieurs pièces du Spleen de Paris n'ont guère retenu l'attention de la critique, au prétexte qu'elles présenteraient un « symbolisme évident », et incarneraient « la limite inférieure de la poésie, non plus suggestive mais expliquée d'une manière lourde et appuyée », ainsi que l'on écrit respectivement J.A. Hiddleton et Sonya Stephens, à propos du « Chien et le flacon[1]». Relèveraient également de cette catégorie « Le Désespoir de la vieille », « Un Plaisant », « L'Etranger » ou encore « Le tir et le cimetière[2] », dont je reproduis ci-dessous la première version qui en fut publiée, quelques semaines après la mort de Charles Baudelaire, dans la Revue nationale et étrangère du 12 octobre 1867 :


A la vue du cimetière, Estaminet.

« Singulière enseigne, se dit notre promeneur, mais bien faite pour donner soif ! A coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poëtes élèves d'Epicure. Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Egyptiens, pour qui il n'y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie. »

Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l'herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil.

En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l'on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l'air – la vie des infiniment petits – coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d'un tir voisin, qui éclataient comme l'explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d'une symphonie en sourdine.

Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l'atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s'était assis. Et cette voix disait : « Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l'art de tuer auprès du sanctuaire de la Mort ! Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le but, dans le seul vrai but de la détestable vie ! »


Le parallèle inattendu entre les morts du cimetière et les vivants qui pressent sur la détente comme s'ils faisaient sauter des « bouchons de champagne », de même que l'humour noir et l'ironie qui courent de la première à la dernière ligne, redonnent quelques couleurs au cliché littéraire que reprend ici Baudelaire, la méditation dans un cimetière sur la vie et la mort, qu'il combine avec un lieu commun, selon lequel la vie conduit inéluctablement à la mort – un topos qui remonte à l’Antiquité et qui a traversé les âges, relayé aussi bien par les poètes et les philosophes que par la dogmatique chrétienne –. Il n'en reste pas moins que l'allégorie apparaît quelque peu facile, tant elle est transparente, et elle joue en la défaveur de l'auteur, dont la tâche semble se réduire à transposer sous une forme imagée une idée préexistant à l’écriture du texte, et du lecteur qui, pour « comprendre » le poème, n’aurait qu’à effectuer le chemin inverse, et retrouver sous les images le sens que celles-ci cachent et représentent tout à la fois. Dans le cadre d'une telle approche, les images qui portent l'allégorie ne reçoivent pas d'autre fondement que leur adéquation sémantique au propos, comme si leur signifiance suffisait à expliquer qu'elles aient été convoquées. Or, on est parfaitement fondé à se demander pourquoi Baudelaire parle, par exemple, au début du texte des « poëtes élèves d’Epicure » et des « anciens Egyptiens ». Certes, ces références reflètent deux postures qui rappellent que certains groupes humains, par le passé, qu’il s’agisse des sujets du pharaon ou des adeptes de la philosophie épicurienne, avaient intégré à leur vision du monde le fait que la vie n’a d’autre but que la mort, et y avaient chacun apporté une réponse. Mais cela n’explique pas pourquoi Baudelaire a choisi précisément ces deux références culturelles, ni pourquoi il n’a pas évoqué les stoïciens plutôt que les épicuriens, ou le culte des dieux mânes chez les Romains plutôt que les pratiques mortuaires des Egyptiens. Souligner que l’orientalisme en ce milieu du XIXe siècle, suite à l’implantation durable des Français au Caire, privilégiait un imaginaire ancré dans l’Egypte ancienne, et dans la topique duquel il était déjà arrivé à Baudelaire de puiser, n’explique pas plus pourquoi il a convoqué cette référence-là dans ce texte-là. Ce sont de tels choix que nous nous chercherons à éclairer dans cet article.

[1] J.A. Hiddleton, Baudelaire and Le Spleen de Paris, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 88 ; Sonya Stephens, Baudelaire's Prose Poems. The Practice and politics of irony, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 22. [2]Voir Margery Vibe Skagen, « Pour s'exercer à mourir. Ennui et mélancolie dans Le Tir et le cimetière », L'Année baudelairienne, n°2, 1996, pp. 75-106; Steve Murphy, « L'Hiéroglyphe et son interprétation: association d'idées dans Le Tir et le cimetière », in Lectures du dernier Baudelaire, Paris, Champion Classiques, 2007, pp. 451-476.



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