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Communication au colloque "Baudelaire et les traditions poétiques"

Je présente ce vendredi matin une communication sur le thème "Baudelaire et le poème en prose : entre tradition et modernité" au colloque "Baudelaire et les traditions poétiques", qui se tient à l'occasion du bicentenaire de la naissance du poète. Organisé par Aurélia Cervoni, Henri Scepi et Andrea Schellino, il se déroule du 18 au 20 novembre, dans trois sites différents : à l'Hôtel de Lauzun, à l'université de La Sorbonne et à la BNF.


Le programme est téléchargeable ci-dessous :


Voici le texte de ma communication :


Baudelaire et le poème en prose : entre tradition et modernité


Dans un colloque consacré à la relation qu’entretient Baudelaire avec les traditions poétiques, il peut sembler paradoxal d’étudier le poème en prose, en ceci que cette forme, si c’en est une, ne s’inscrivait dans aucune « tradition » au milieu du 19e siècle.

Cela ne signifie pas, cependant, qu’aucun héritage appartenant au champ des écritures poétiques n’est à l’origine de cette pratique.

Ni que le poème en prose, en regard de traditions poétiques mieux établies, était une pratique moindre ou faible ou infra-insignifiante.

Le fait que Charles Asselineau et Théodore de Banville aient opté pour le titre de Petits poëmes en prose quand ils ont regroupé pour la première fois, en 1869, les poèmes en prose de Baudelaire, laisse même penser que de souligner cette appartenance générique avait une signification pour les lecteurs du temps.


La principale « tradition » dans laquelle s’ancre le poème en prose est la « prose poétique ».

Comme on le sait, cette notion, héritée de la période classique, et qui a été étudiée entre autres par Yves Vadé et Nathalie Vincent-Munnia, désigne, dans un texte en prose, un passage suffisamment développé, qui s’inscrit dans le registre lyrique, élégiaque ou bucolique, et qui recourt à des procédés rhétoriques propres à la poésie.

Procédés rhétoriques dont certains, comme le choix de ce que Cicéron appelait la « prose nombreuse », inviteraient même à relier cette pratique à l’art oratoire de l’antiquité, du moins tel qu’il a été ensuite assimilée par l’Occident, aux périodes dites moderne et contemporaine.

Un exemple type de prose poétique était le Télémaque de Fénelon, qui fut le texte sur l’éducation le plus lu dans la première moitié du 19e siècle, avec L’Emile de Rousseau, et dont de nombreuses pages présentent les propriétés formelles susmentionnées.

Le genre a suscité dès le départ de vives réticences.

Par exemple, Voltaire, dans son Discours aux Welches, dans lequel il entreprend de démontrer que les œuvres de Pascal, Bossuet et Fénelon sont inférieures à celles des auteurs de l’antiquité dont ils s’inspiraient, critique vertement le Télémaque à cause du choix formel de son auteur :


[…] oserez-vous dire que la prose de cet ouvrage soit comparable à la poésie d’Homère et de Virgile ? O mes Welches ! qu’est-ce qu’un poëme en prose, sinon un aveu de son impuissance ? Ignorez-vous qu’il est plus aisé de faire dix tomes de prose passable que dix bons vers dans votre langue, dans cette langue embarrassée d’articles, dépourvue d’inversions, pauvre en termes poétiques, stérile en tours hardis, asservie à l’éternelle monotonie de la rime, et manquant pourtant de rimes dans les sujets nobles ?


Si on laisse de côté sa visée pamphlétaire, Voltaire ne développant cette argumentation que pour mieux se moquer des avocats belges qui farcissent leurs discours de fleurs de rhétorique empruntées aux Latins, ce témoignage reflète parfaitement le préjugé classique et néo-classique qui voulait que la poésie fût supérieure aux autres productions littéraires, au prétexte qu’il serait plus difficile de composer de « bons vers » que de la « prose ».

La prose poétique, dès ses origines, est ainsi perçue comme une forme marginale.

Fénelon l’avait d’ailleurs choisie pour délivrer, sous le masque d’une aventure plaisante qu’il destinait à son élève, le petit-fils du Roi, une critique en règle de la politique de Louis XIV, comme si le choix d’une forme décalée s’imposait pour un ouvrage dont le véritable dessein était tout autre que le prétexte avancé pour en justifier l’écriture.

Loin de se limiter à une polémique toute voltairienne, la prose poétique suscita des discussions nourries tout au long du XVIIIe siècle, favorisées entre autres par les réflexions sur la traduction des textes poétiques, et la question de savoir s’il était possible de traduire leur dimension poétique en prose, faute d’être à même de transposer les formes versifiées de la langue d’origine.

Ne pouvant développer ici ces éléments d’histoire littéraire et d’histoire des idées, je me permets de renvoyer à mon premier ouvrage, Critique du vers, paru chez Champion en 1999.

Le débat sur le sujet s’amplifia au fil des décennies, et convergea en partie avec un autre, tout aussi prégnant à compter de la seconde moitié du XVIIIe, la critique des formes versifiées héritées des classiques, dont les contraintes formelles furent perçues comme autant d’entraves à une expression plus spontanée et plus naturelle, tout d’abord par des auteurs tels que Diderot ou Rousseau, puis par les Romantiques de la première génération.

Ces derniers trouvèrent dans la prose poétique une technique particulièrement efficiente pour exprimer au plus près le « moi », la voix du « sujet », les « impressions » intérieures, et cette forme avait l’avantage de rompre avec les autres usages scripturaux de leurs aînés, dont ils rejetaient l’héritage.

Rousseau, déjà, avait opté pour ce procédé de composition dans bien des lettres de Julie ou La Nouvelle Héloïse, et suivront parmi d’autres :

Chateaubriand, dans divers passages de René, des Natchez ou des Mémoires d’Outre-Tombe, comme l’a étudié Marie Blain-Pinel,

Balzac dans Le Lys dans la vallée,

Musset dans Les Confessions d’un enfant du siècle,

Gérard de Nerval dans Sylvie ou Aurélia,

ou encore Michelet avec La Mer.

Et on peut penser que c’est cette pratique qui inspira au jeune Baudelaire le passage où, dans La Fanfarlo, Samuel Cramer se lance dans une déclamation où il « met en prose » des poèmes qu’il aurait composés.


Si, comme on l’a vu avec l’extrait du Discours aux Welches de Voltaire, le terme de « poème en prose » s’emploie dès le 18e siècle, il semble toutefois que l’ouvrage qui a définitivement imposé l’expression peu avant que Baudelaire ne publie ses premiers poèmes en prose soit l’Ahasvérus d’Edgard Quinet, qui parut en 1833.

L’auteur y reprend et y revendique la pratique à la fois marginale et romantique de la « prose poétique », puisqu’il donne à son œuvre le sous-titre de « poème en prose » - « poème » étant au singulier.

C’est dans cette même tradition du « poème en prose » entendu comme un « poème en prose poétique », de forme assez longue, et, sur le plan thématique, souvent tourné vers un passé plus ou moins lointain, que se place Maurice de Guérin en ces mêmes années 1830, quand il compose Le Centaure et La Bacchante.

Et à la même période, en 1838, Xavier Forneret publie un recueil, Vapeurs, ni vers ni prose (Paris, Duverger, 1838), qui recoupe également notre problématique, même s’il ne revendique pas le statut de poème en prose.

Le volume contient pour l’essentiel des poèmes versifiés, le plus souvent en alexandrins, mais aussi des textes en vers libres, avec de nombreuses variations dans les mètres, ainsi que des pièces dialoguées où certaines réparties reprennent des scansions métriques connues, et d’autres sont en prose.

Bien des poèmes de Forneret donnent ainsi le sentiment d’être par endroits au moins « prosifiées », comme si ceux-ci avaient du mal à tenir leur forme versifiée.

Et le sous-titre, ni vers ni prose, comme celui de Quinet, souligne le caractère transgressif du volume, dans une formule qui est aussi paradoxale que celle de « poème en prose » – puisque, comme M. Jourdain l’avait bien compris, on ne saurait a priori s’exprimer qu’en vers ou bien qu’en prose, et non dans un mixte des deux.

Quatre ans plus tard, Aloysius Bertrand s’inscrit dans une démarche comparable avec son Gaspard de la Nuit (Paris, Labitte, 1842), en cherchant cette fois-ci à brouiller la ligne de démarcation entre vers et prose en partant non pas du vers, comme Forneret, mais de la prose à laquelle il veille à donner une mise en page qui imite ostensiblement le poème en vers, ou du moins en strophe, comme en attestent les directives qu’il adresse à celui qu’il appelle « Monsieur le metteur en pages », dans lesquelles il demande que soient ménagés « de larges blancs entre [l]es couplets comme si c'étaient des strophes en vers ».

Ainsi, en une décennie, de Quinet à Bertrand, la prose poétique ample et lyrique, inspirée des classiques, avec une forte continuité narrative, a-t-elle conduit à dévier de ce modèle initial pour aller vers des textes plus brefs, pas toujours ou pas du tout versifiés, sans forte continuité narrative, mais qui ont également l’ambition d’être « poétiques ».

Après la chute de la monarchie en 1848, plusieurs auteurs en vue, ou des débutants promis à un meilleur avenir, s’essaieront à cette forme nouvelle, aussi peu définie qu’elle soit.

Arsène Houssaye, qui fut toujours prompt à sentir d’où soufflait le vent pour suivre des modes qu’il était incapable d’initier, publie dès 1850, dans un volume collectant ses Poésies complètes, plusieurs « poèmes en prose », qui reprennent pour la plupart les procédés de la prose poétique, dont la célèbre « Chanson du Vitrier », que mentionne Baudelaire dans la lettre ouverte qu’il place en tête d’une série de poèmes en prose que le directeur de La Presse avait accepté de publier dans son journal, dans la livraison du 26 août 1862.

Mais « La Chanson du Vitrier » n’est pas un bon exemple de ce qu’était, pour Houssaye, le poème en prose : les autres textes auquel il applique cette étiquette, « Les Syrènes », « Acis et Galatée », « Violante », « La jeune fille qui se nourrit de roses », « La Source », « L’Hélène de Zeuxis », « La Bouquetière de Florence », « Larmes de Jacqueline », ressemblent plus à de la prose, avec des paragraphes plus consistants, et des registres qui les rapprochent souvent de la nouvelle.

DE même, les frères Goncourt publient plusieurs Poèmes en prose dans L’Eclair des 13 et 20 mars 1852 ;

Jules Lefèvre-Deumier propose en 1854 dans le Livre du promeneur, ou les mois et les jours autant de brefs poèmes en prose qu’il compte de jours dans l’année (Paris, Amyot, 1854) ;

et Paul-Ernest de Rattier publie en 1856 Les Andalouses bordelaises (Bordeaux, Poinsot, 1856), dont le sous-titre, Redowa en prose, souligne une fois de plus que les textes recueillis ont une prétention à la poésie, une redowa étant une danse proche de la marzuka, laquelle connaissait un grand succès au milieu du siècle, de telle sorte que le titre fonctionne un peu comme « romance » dans Romances sans paroles de Verlaine, mais ce choix de la musique est associée explicitement à la prose et non au vers.

Rattier fera de même avec le titre du recueil qu’il publiera en 1864, Nouveaux Chants prosaïques, qui associe le « chant » à la notion de « prosaïsme » (Paris, sans éditeur, 1864).

Entre temps, en 1861, Benjamin Gastineau avait publié La Vie en chemin de fer (Paris, Dentu, 1861), dans lequel l’auteur « chante » les impressions que procure ce nouveau moyen de locomotion, à travers une série de textes poétiques en prose – comme si le fait même de chanter les technologies nouvelles commandait que l’on se détournât des vers pour leur préférer une forme elle aussi toute « neuve ».

Au début des années 1860, le poème en prose, entendu comme un texte poétique relativement bref, qui n’est plus en tout cas l’ample chant lyrique héritée des classiques, semble ainsi être devenu « à la mode », non pas en ceci que tout le mon de s’y adonne, mais en cela qu’il a acquis une certaine visibilité, ne serait-ce que par la bizarrerie de la formule.

C’est d’ailleurs à ce moment que Baudelaire place pour la première fois l’expression « poèmes en prose », en tête de la série de poèmes en prose que publie la Revue fantaisiste, le 1er novembre 1861.


Prolongeant le mouvement, le jeune Stéphane Mallarmé composera entre 1864 et 1867 plusieurs poèmes en prose, même si certains ne furent pas publiés à ce moment-là ;

Emmanuel des Essarts signera dans la Revue française du 1er août 1866 des Nostalgies suivies du sous-titre de « Poëmes en prose » ;

Et Paul Verlaine placera une dizaine de brefs textes poétiques en prose dans Le Hanneton, la Revue des lettres et des arts et La Parodie entre l’été 1867 et le tout début de 1870.


Après des romantiques mineurs, la forme séduit ainsi surtout de jeunes auteurs, ce qui est l’indice qu’elle demeure marginale, même si elle bénéficie d’un effet de mode.

C’est qu’elle n’est à la mode que pour aller chercher les marges de la création poétique.

Et cette marginalité se reflète dans le peu d’estime que certains accordent à l’exercice.

Mallarmé affecta par la suite de n’attacher aucune importance à ses poèmes en prose : il en publia quelques-uns dans la presse sous le titre de « Pages oubliées », après avoir envisagé de les baptiser « Pages déchirées », et lorsque, à la fin de sa vie, en 1897, il les regroupe sous le titre « Anecdotes ou poèmes », l’une des sections de ses Divagations, il les qualifiera de « riens » auxquels on a fait un « sort exagéré ».

L’alternance sous sa plume entre « anecdotes » et « poèmes » témoigne de ce que le poème en prose n’avait toujours pas trouvé sa définition à la fin du siècle.

A la même période, on trouve le même flottement terminologique sous la plume de Paul Claudel : alors qu’il travaille aux poèmes en prose qui seront collectés dans Connaissance de l’Est, il les qualifie dans une lettre qu’il adresse justement à Stéphane Mallarmé, de « notes ou poèmes », comme s’il hésitait à leur octroyer une dimension poétique.


Un autre indice de ce que le poème en prose ne se fixera jamais est que le terme ne survivra guère à la Belle-Epoque.

Max Jacob est peut-être le dernier à avoir réellement construit une partie de son œuvre autour de cette forme incertaine, et, si la prose deviendra le véhicule de bien des poètes du 20e siècle, ils analyseront en général autrement leurs pratiques, qui seront au demeurant être assez diverses les unes des autres, et l’expression « poème en prose » tombera en quelque sorte en désuétude.


Essayons maintenant de situer Baudelaire dans le paysage qui vient d’être esquissé.

Lorsqu’il commence à écrire des poèmes en prose dans les années 1850, son caractère hybride est particulièrement prégnant.

Certains textes publiés sous cette dénomination ressemblent à des pages que l’on aurait extraites du Télémaque de Fénelon ou de l’Atala de Chateaubriand, en adoptant le plus souvent une tonalité lyrique, sur des thèmes d’inspiration antiquisante ou mythologique, au sens que Pierre Albouy a donné au terme.

Tandis que d’autres ont la brièveté caractéristique de la plupart des poèmes en vers, et privilégient des effets qui ne sont pas sans évoquer parfois l’art de la pointe, et dont le registre est plus volontiers réaliste ou fantaisiste.

Opter pour le poème en prose, ce n’est donc pas seulement opter pour une forme oxymorique qui réunit deux contraires que des siècles de pratiques avaient séparés.

C’est aussi choisir une forme « moderne », en ceci qu’elle appartient à l’actualité littéraire la plus récente.

Et une forme « informe », en cela qu’elle n’était en rien fixée par des pratiques concordantes et consensuelles, et qu’elle était aussi mal dessinée que la société nouvelle et en pleine mutation dans laquelle vivait le poète.

Cela explique pourquoi, comme plusieurs commentateurs l’ont souligné, bien des poèmes en prose du Spleen de Paris ne sont pas des poèmes mais des nouvelles, des contes, ou encore des moralités ou des récits de rêve, pour reprendre des catégories auxquelles Baudelaire avait songé pour subdiviser son recueil en plusieurs sections, sur le modèle des Fleurs du mal.

Si ces catégories lui sont propres, la variété générique qu’elles manifestent n’est pas spécifique aux seuls Petits poèmes en prose de Baudelaire.


Il reste à étudier de plus près le dialogue que tisse Baudelaire avec les auteurs qui ont ouvert la voie au poème en prose.

Celui-ci prend essentiellement deux orientations.

L’une est une fonction de démarcage.

Celui-ci est très net en regard du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, que Baudelaire mentionne dans la « lettre à Arsène Houssaye » qui précède la série de « petits poèmes en prose » parue le 26 août 1862 dans La Presse, mais que l’on a trop souvent pris au pied de la lettre.

Comme l’a relevé en premier Théophile Gautier, dans l’hommage à Baudelaire qu’il publia dans L’Univers illustré quelques mois après sa mort : « Il n’est pas besoin de dire que rien ne ressemble moins à Gaspard de la Nuit que les Petits poèmes en prose ».

Sur le plan thématique, Baudelaire lui-même, dans sa lettre ouverte, a souligné qu’il s’était tourné vers « la vie moderne » alors que Bertrand regardait du côté de la « vie ancienne ».

Et, sur la forme, comme je l’ai rappelé tout à l’heure, Bertrand n’a ni su ni voulu rompre avec une mise en page aérée, qui évoque les vers et les strophes de la poésie versifiée.

Or, c’est là un procédé que Baudelaire n’emploie pas une seule fois dans Le Spleen de Paris, dont tous les textes prennent au contraire l’aspect usuel et compact de la prose, divisée en paragraphes le plus souvent conséquents.

Il ne fait pas de doute que, pour notre poète, le recueil de Bertrand n’appartient pas seulement au passé par les thèmes qu’il aborde, mais aussi par la manière dont il les met en forme : s’inspirer de la poésie en vers pour composer de la poésie en prose, cela aussi revenait, aux yeux de Baudelaire, à se tourner vers « la vie ancienne » plutôt que vers « la vie moderne » – et à manquer tout à la fois ce qui fait le propre d’une poésie en prose, et le propre d’une poésie moderne.


La fonction démarcative se retrouverait aussi dans la lecture que fait Baudelaire du « Phénomène futur », l’un des poèmes en prose de Mallarmé, dont il eut communication soit par Cazalis au printemps 1865, soit par Mme Lejosne en février 1866.

Le commentaire qu’il en propose dans le feuillet 39 de La Belgique déshabillée est sans appel :


Un jeune écrivain a eue récemment une conception ingénieuse, mais non absolument juste. Le monde va finir. L’humanité est décrépite. Un Barnum de l’avenir montre aux hommes dégradés de son temps une belle femme des anciens âges artificiellement conservée. « Eh ! quoi ! disent-ils ; l’humanité a pu être aussi belle que cela ? » Je dis que cela n’est pas vrai. L’homme dégradé s’admirerait et appellerait la beauté laideur. Voyez les déplorables Belges.


De l’euphémisme « non absolument juste » nous passons au « cela n’est pas vrai » final.

Or, la seconde phrase de cette note, « Le monde va finir », est celle qui ouvre un texte demeuré à l’état de brouillon, sur le feuillet 22 des Fusées, mais que l’on considère souvent comme une ébauche de poème en prose, dans lequel il développe cette vision d’un futur où « l’homme dégradé s’admirerait et appellerait la beauté laideur » que lui avait inspiré « Le Phénomène futur ».

Et cette même formule, « Le monde va finir », figure par ailleurs comme titre sur deux listes autographes de « poèmes à faire » laissées par Baudelaire.


A l’inverse, le dialogue est parfois plus constructif, le modèle n’étant plus un contre-modèle, mais un exemple inspirant – que le poète ambitionne de concurrencer et, si possible, de surpasser.

C’est le cas avec Le Livre du promeneur ou Les Mois et les jours de Lefèvre-Deumier, qui avait été publié en 1854, sur lequel Jacques Dupont a attiré l’attention.

Le plus évident est le poème en prose en date du 6 décembre, « Les Horloges », qui traite du thème du temps qui passe et de la mort qui vient, inexorable :


Les horloges


Les sabliers nous avertissent que nous devenons tous ce qui compte nos instants. Les clepsydres nous disent qu'il n'y a pas dans ce monde une minute, qui ne puisse être marquée par une larme, et que les générations qui se succèdent ne sont rien de plus que des gouttes d'eau qui tombent. Orateurs silencieux, les cadrans solaires nous mesurent avec l'ombre la durée de la lumière, et nous répètent sans cesse, que peine et plaisir, rien ne marche qui ne fasse partie de la mort. Les sabliers, les clepsydres, les cadrans solaires ne parlaient à la pensée qu'en s'adressant aux yeux. L'homme a trouvé que ce n'était point assez. Il a forcé l'oreille d'entendre et d'écouter la fuite du temps. Sans vouloir s'informer de ce qu'elles deviennent, il a mis des grelots au troupeau de ses heures, et, grâce à cette heureuse invention, il peut de moment en moment entendre sonner le glas d'une portion de sa vie.


La structure du poème préfigure celle de « L’Horloge » et de « La Chambre double » dans Le Spleen de Paris :

un premier mouvement évoque les instruments de mesure du temps antiques et silencieux, à l’image de la lecture de l’heure dans l’œil des chats par les Chinois dans « L’Horloge »,

puis il est suivi d’un second consacré aux « horloges », aussi modernes que bruyantes, en même temps qu’une tonalité mi-lyrique mi-pathétique s’affirme et conduit l’auteur à prédire « le glas d'une portion de sa vie ».

La première partie évoque celle de « L’Horloge », une lecture de l’heure éloignée non plus dans l’espace (la Chine) mais dans le temps (l’Antiquité) étant décrite en premier pour introduire par contraste celle qui caractérise les sociétés modernes, dans la seconde section.

Et cette dernière, qui reprend la rhétorique d’inspiration chrétienne du memento mori, préfigure le deuxième volet de « La Chambre double » et certains accents de « L’Horloge » en vers.

Mais le dialogue avec Lefèvre-Daumier ne s’arrête pas là.

En date du 10 janvier, figure dans Le Livre du promeneur un autre poème en prose qui traite du tempus fugit, « Les Vampires » :


Les Vampires


Le souvenir d'un bonheur qui n'est plus est un mal qui dégrade la vie. C'est un démon acharné qui nous suit jusque dans nos songes, pour ronger un par un tous les fils de notre âme. Il est comme ces monstres importés de l'Asie par la superposition et qu'on nomme vampires, ces spectres d'amis perdus que la mort rend féroces, et qui vivent du sang de ceux qu'ils ont aimés, ces mânes impitoyables qui se nourrissent des vivants. Dès qu'on a reconnu le fantôme, il ne faut point trembler devant lui et le laisser complaisamment s'engraisser de vous-même. Il faut, comme en Orient, ouvrir la tombe du cadavre qui vous persécute, et le clouer dans sa bière un pieu dans la poitrine. Ouvrez donc votre cœur où gît le mort affamé qui vous dévore, et passez comme un glaive votre pensée à travers son ombre.


Le texte présente plusieurs similitudes avec l’imagerie développée par Baudelaire dans ses poèmes autour de l’horloge et du temps qui passe.

On y retrouve le motif du souvenir, lequel est fréquemment associé au memento mori, avec l’assertion liminaire comme quoi « Le souvenir d'un bonheur qui n'est plus est un mal qui dégrade la vie ».

L’image du « démon acharné qui nous suit jusque dans nos songes, pour ronger un par un tous les fils de notre âme » que déroule Lefèvre-Daumier ressemble au « démoniaque cortège » qui accompagne le « Temps » dans « La Chambre double », tout comme la définition des « vampires, ces spectres d'amis perdus que la mort rend féroces, et qui vivent du sang de ceux qu'ils ont aimés » se reflète dans « le Spectre » qui, chez Baudelaire, prend les formes successives de l’« huissier », de l’« infâme concubine » et du « saute-ruisseau d'un directeur de journal ».

De même, l’idée de « viv[re] du sang de ceux qu'ils ont aimés » se retrouve dans le cri de triomphe du « Temps » dans « L’Horloge » en vers, « Et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! », au carrefour d’un imaginaire entre vampire et insecte.

Enfin, l’évocation par Lefèvre-Deumier du temps sous la forme d’un « mort affamé qui vous dévore », via une métaphore très concrète telle que les affectionnait aussi Baudelaire, résonne à l’unisson de « Chaque instant te dévore un morceau du délice / A chaque homme accordé pour toute sa saison » de « L’Horloge » en vers, et, bien que l’expression y prenne un sens positif, se reflète dans les yeux de la Sylphide de « La Chambre double » qui « dévorent le regard de l'imprudent qui les contemple ».


Au terme de ce parcours, il apparaît que Baudelaire, qui n’était ni un petit romantique, ni un jeune auteur, mais qui, parvenu à une période de sa vie où il portait sur le monde et sur lui-même un regard singulièrement amer, aspirait à renouveler ses pratiques scripturales, a choisi le poème en prose à cause de son caractère marginal et ouvert, et que, ce choix étant fait puis s’affirmant entre 1855 et le début des années 1860, il a dialogué essentiellement avec les formes du poème en prose qui étaient les plus éloignées de la prose poétique, dont celui-ci procède.

Et donc les plus éloignées de ce que l’on peut appeler une « tradition poétique ».

Sans doute était-ce aussi cela qu’être moderne pour celui que l’on a appelé le « dernier Baudelaire ».




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