Délire et perte(s) dans 'Pourquoi Bologne' d’Alain Farah
Proposition de communication au colloque « La Perte et la Réparation », Queen’s University, Belfast, 18-19 October 2019:
Délire et perte(s) dans Pourquoi Bologne d’Alain Farah
Les premières pages de Pourquoi Bologne d’Alain Farah (Québec, Le Quartanier, 2013) font croire au lecteur qu’il commence à lire un roman auto-fictif, qui mettrait en scène son auteur, professeur de creative writing à l’université McGill. Puis, peu à peu, le récit prend la forme d’un délire paranoïaque, tandis que l’action et les personnages se déplacent progressivement de 2012 à 1962. Pour construire cet univers, Farah joue avec les codes du thriller et de la science-fiction, tout en mêlant références académiques et culture populaire, en particulier cinématographique. Après un dénouement où toutes les conventions narratives sont réduites en poussière, suit un dernier chapitre qui donne l’une des principales clés de lecture.
Récit ludique, à la tonalité le plus souvent comique, parfois grotesque, Pourquoi Bologne révèle en effet peu à peu deux axes directeurs d’un tout autre registre :
Le glissement vers 1962 permet de scénariser et de dénoncer le programme MK-Ultra, qui a été développé par la CIA dans les années 1950-1960. Il visait à mettre au point des techniques de manipulation mentale, en procédant à des expérimentations sur des sujets humains, dont beaucoup ont vu leurs capacités cognitives altérées suite au traitement. Pour ce faire, Farah a transformé en personnage le psychiatre Donald Ewen Cameron (1901-1967), et en espace romanesque fantasmé l’Allan Memorial Institute de Montréal, où il a appliqué pendant sept ans le programme MK-Ultra à des patients – dont le narrateur se révèle être l’une des victimes.
Mais, derrière cette dimension politique, se cache un propos beaucoup plus personnel, Alain Farah utilisant l’univers paranoïaque et délirant qu’il invente pour parler à travers des filtres de l’expérience du deuil, et du parcours de sa famille, du Liban au Québec. De telle sorte que la rupture temporelle entre 1962 et 2012 se révèle être également une rupture spatiale et culturelle, entre des origines à jamais perdues et un monde d’adoption dans lequel il est difficile de trouver sa place.
Pourquoi Bologne est ainsi un récit auto-fictif qui, à travers un travail d’écriture expérimental, rejoint des thématiques propres à la littérature contemporaine, en recourant à la ruse et au rire pour dire et, du seul fait de les dire, « réparer » ou, pour le moins, panser les blessures intimes – celles d’autrui, comme les siennes propres.