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La description des villes chinoises dans Connaissance de l’Est de Paul Claudel

Article paru dans Modernités, n°40, 2016, p. 149-163.

De tous les écrivains français contemporains, Paul Claudel est sans doute celui qui vécut le plus longtemps en Chine. Après un premier séjour aux Etats-Unis, à New-York puis à Boston, entre le mois d’avril 1894 et le mois de février 1895, par lequel il débuta sa carrière diplomatique, il fut nommé à Shangaï où il arriva au mois de juillet de la même année. Pendant plus de quatre ans, le hasard des nominations et les nécessités de sa fonction allaient le conduire à se rendre d’une ville à l’autre, et à partager son temps entre Shangaï, Fou-Tchéou et Hankéou. Mis à part un bref voyage au Japon en juin 1898, ce n’est qu’à l’automne 1899 qu’il quitta la Chine pour retrouver la France le temps de quelques mois, et faire un pèlerinage en Terre sainte. Par la suite, il allait séjourner à deux autres reprises dans l’Empire du Milieu, de 1901 à 1905, puis de 1906 à 1909, ce qui fait que, pendant les quinze premières années de sa carrière, de l’âge de vingt-sept ans jusqu’au début de la quarantaine, il passa la plus grande partie de sa vie sur le sol chinois.

Connaissance de l’Est a été écrit pour l’essentiel durant le premier séjour de Paul Claudel en Chine. Le troisième poème du recueil[1], « Pagode », qui a été composé à la fin du mois de décembre 1895 ou au tout début de 1896, ouvre la série des pièces correspondant à cette période, et celle-ci ne se clôt qu’avec « La terre quittée », écrit peu après que le diplomate reparte de Fou-Tchéou pour la France, le 25 octobre 1899. Au sein de cette séquence, seules quatre pièces font exception à l’inspiration chinoise, celles qui ont été écrites lors son bref voyage au Japon, en juin 1896[2]. Néanmoins, Chine et Japon confondus, ce sont au total 51 pièces sur les 62 que contient le recueil qui coïncident avec les années 1896-1899, soit plus de huit titres sur dix. Le second texte dans l’ordre de publication, « Le cocotier », est légèrement antérieur, puisqu’il date de juillet 1895 : il évoque l’escale forcée à Colombo à laquelle fut contraint le poète, le paquebot à bord duquel il voyageait s’étant entravé dans une chaîne, ce qui l’immobilisa plusieurs jours dans le port[3]. Les neuf poèmes qui ferment le recueil, de « La lampe et la cloche » jusqu’au dernier, « Dissolution », sont quant à eux postérieurs, et ont tous été inspirés par le second séjour de Claudel en Chine, entre 1901 et 1905[4]. Enfin, la pièce liminaire, « Hong-Kong », est beaucoup plus récente, puisqu’elle est datée sur les deux manuscrits existants du 26 juin 1927 : elle fut rédigée sur commande, pour servir d’introduction à une réédition du recueil chez Pichon, dans lequel elle figure d’ailleurs sous le titre générique de « Préface[5] ».

Ces premiers éléments suggèrent d’ores et déjà que Connaissance de l’Est est intimement lié à cette période de maturation que furent pour Paul Claudel les années 1896-1899. Un autre indice en est l’absence d’organisation du recueil selon des axes thématiques forts, extérieures à la genèse des textes et à leur dimension autobiographique. L’auteur aurait pu, par exemple, ré-agencer son matériau en regroupant les poèmes par thèmes, avec un volet réunissant les pièces sur les villes chinoises ; un autre celles sur les temples et la religion ; un autre celles sur les sujets « exotiques », perçus comme typiques de la culture chinoise par un esprit occidental ; un autre encore celles sur l’écriture poétique et sa mise en abyme. Mais Claudel a préféré conserver aux textes leur chronologie ou, du moins, pour autant qu’on puisse en juger, une apparence de chronologie. En effet, un certain nombre de manuscrits des poèmes ne portent pas de date de composition : il n’est donc pas possible, d’un point de vue documentaire, d’affirmer avec certitude que toutes les pièces collectées dans Connaissance de l’Est ont été écrites dans l’ordre – ou à peu près dans l’ordre – où le lecteur se les voit proposer. Cependant, page après page, on retrouve les uns après les autres les paysages que découvrit Claudel au fil de ses différentes affectations, ou des déplacements ponctuels qu’il fut amené à faire, dans le cadre de ses fonctions ou à titre privé. Comme l’a montré Gilbert Gadoffre[6], « L’entrée de la terre » et les titres qui suivent décrivent explicitement les alentours de Fou-Tchéou ; et, parmi eux, « Le temple de la conscience » évoque le temple éponyme que le poète visita le 30 octobre 1896, tout comme « Tempête » dépeint l’embouchure du fleuve Min, avant le passage vers la haute mer, tel que Claudel en fit l’expérience à la fin décembre 1896, alors qu’il était appelé à Shangaï. De même, les pièces qui vont du « Fleuve » à « La descente » correspondent au séjour du poète à Hankéou, de mars à septembre 1897 ; tandis que « La cloche » et « La tombe » se situent à Nankin, où Claudel s’arrêta lorsqu’il repartit de Hankéou vers Shangaï – le deuxième titre est même inspiré très précisément par une visite à la nécropole des empereurs Ming. Les pièces qui vont du « Pin » à « çà et là » coïncident avec le voyage au Japon de juin 1898 ; tandis que la dizaine de titres qui va du « Sédentaire » à « Sur la cervelle » a de nouveau pour cadre Fou-Tchéou, où le poète séjourna une seconde fois, de l’automne 1898 au printemps 1899.

Connaissance de l’Est suit ainsi les allées et venues de l’auteur sur le sol chinois, du moins pour ce qui est de son premier séjour, de l’été 1895 à la seconde moitié de 1899, lequel, on l’a vu, est de loin le plus représenté. Si Claudel a choisi de préserver cette apparente chronologie des textes, c’est parce que la Chine n’est pas seulement pour lui la découverte d’une civilisation très différente de celle dans laquelle il avait vécu jusqu’à présent, et qu’il souhaitait en témoigner comme l’eût fait un voyageur : elle est aussi une découverte de soi-même, aussi bien comme homme que comme artiste, et cette lente maturation ne pouvait être restituée qu’en reproduisant la temporalité même qui l’a rendue possible. En effet, en 1895, Paul Claudel est encore en quête de sa propre voix. Après avoir privilégié le primat de la sensation sur la raison, à travers un épanchement qui lui avait paru spontané et « naturel », le jeune poète avait fini par s’écœurer de la prolixité verbale de ses premières pièces, et du symbolisme quelque peu systématique et outrancier qu’il y mettait en œuvre, ce qui le conduisit, dès 1893, à entreprendre des réécritures de certains de ses textes[7]. Mais il n’en continua pas moins de tâtonner, et de se montrer insatisfait, au moins par périodes, de ce qu’il composait. Dans une lettre à Maurice Pottecher, datée du 3 juin 1896, il écrit ainsi :


Plût au ciel que, comme l’un ou l’autre de ces deux amis[8], je puisse écrire d’une manière achevée, dans un style ou dans l’autre ! Mais de ma vie je n’ai pu écrire une phrase qui m’ait satisfait, proférer complètement cette sentence accompagnée de l’ordre et du légitime appareil des images et des rapports accessoires qu’est une phrase. Une maladresse native, une nature à la fois impatiente et lourde, l’horreur des transitions et de tous les artifices indispensables au discours, et en général, l’absence d’une certaine subordination amoureuse de l’artiste à son instrument qu’il faut savoir au moins feindre, me font considérer que je ne serai jamais un écrivain et qu’il me faudra, malgré le sentiment de la beauté que je crois avoir, continuer ‘‘à parler comme les hirondelles, dans un langage inconnu et barbare[9]’’.


Hormis qu’elle reflète une insatisfaction chronique sur le plan formel, cette citation illustre, par l’évocation d’une supposée « maladresse native », d’« une nature à la fois impatiente et lourde », combien Paul Claudel, en cette fin de siècle, restait complexé par ses origines provinciales, dont il pensait qu’elles rendaient encore plus difficile la réalisation de ses aspirations littéraires[10]. Enfin, ces quelques lignes témoignent aussi du peu de goût du jeune poète pour les pratiques littéraires de son temps, dans lesquels il ne voyait que des « artifices », quand bien même il s’oblige à les qualifier ici de « nécessaires ». La référence finale à l’Agamemnon d’Eschyle[11] rappelle que le poète préférait à la tradition littéraire française les auteurs grecs et, dans une moindre mesure, latins. Cette posture n’est pas propre à Claudel, puisque plusieurs de ses contemporains, comme André Gide, Marcel Schwob, André Suarès ou encore, dans la génération à venir, Jean Giono et Marguerite Yourcenar, s’inspireront de cette littérature pour tenter de renouveler, chacun à leur façon, les lettres françaises. Chez notre poète, elle traduit néanmoins le fort sentiment qu’il avait depuis l’adolescence d’être en rupture avec non seulement la littérature de son temps mais, plus largement, le monde occidental dans ce qu’il a de plus moderne[12].

Connaissance de l’Est se fait bien entendu le reflet de ces tensions que le jeune Claudel éprouva sinon quotidiennement, du moins régulièrement, dans la pratique même de son écriture, tout au long des années 1895-1899. Elles influent tout autant sur la thématique du recueil que sur sa forme, et elles sont même à l’origine de l’impulsion initiale qui allait lui donner naissance, puisque c’est de l’insatisfaction qui est sienne, des incertitudes qu’il ressent, de la disharmonie foncière entre ses aspirations artistiques et le regard très critique qu’il porte sur les moyens dont il dispose pour les assouvir, que naît le mouvement qui va lui permettre de résoudre cette longue crise de vocation, en trouvant enfin une voie qui lui convienne[13].

Parmi les questions qui le préoccupent, il en est une particulièrement vivace, et qui finira par trouver une résolution singulière dans ce que l’on appelle aujourd’hui le « verset claudélien » : il s’agit du conflit entre vers et prose[14]. Lorsqu’il arrive en Chine, en 1895, le poète commence par écrire des poèmes en vers : certains ont été collectés dans le recueil Vers d’exil ; d’autres, laissés de côté, sont aujourd’hui publiés sous le titre apocryphe de Premiers vers[15]. Claudel continuera ainsi de pratiquer ponctuellement l’écriture versifiée jusqu’en 1898, parfois avec une certaine satisfaction, comme en témoigne cet extrait d’une autre lettre adressée à Maurice Pottecher, datée du 1er août :


Je m’occupe depuis que je suis ici, ayant retrouvé un filet de verve poétique, à faire des vers. Faire des vers sans chevilles et sans remplissage et dont chacun exprime une idée et un mouvement est fort difficile, mais j’éprouve à ce travail un certain plaisir taciturne. Je crois que si j’avais eu une vraie facilité pour les vers, je n’aurais fait que cela[16].


Se démarquant de ces pratiques, Connaissance de l’Est est un recueil de poésie en prose, au sens que prend l’appellation quand on l’applique à des tentatives comparables, telles que Le Spleen de Paris de Baudelaire ou les Illuminations d’Arthur Rimbaud[17]. Le verset, que le poète avait commencé d’expérimenter dans La Ville, La jeune fille Violaine et L’Echange est absent du recueil, à l’exception de la pièce liminaire, « Hong-Kong ». Mais, comme on l’a rappelé ci-dessus, cette pièce a été écrite un quart de siècle après les autres, pour servir de préface à une réédition : le recours au verset s’imposait alors à Claudel, qui n’employait plus que cette forme qu’il avait forgée à son usage – pour ne pas dire à son image. Mais cet unique emploi du verset ne fait que souligner, en creux, qu’il n’était en rien acquis aux yeux du jeune poète dans les années 1896-1899, et que celui-ci cherchait encore à éprouver diverses formes d’expression. La prose des soixante poèmes qui suivent « Hong-Kong » est donc un essai, parmi d’autres, une tentative pour trouver une modalité qui lui convienne, et qui rompt avec la versification, perçue comme plus contraignante, plus rigide, et plus artificielle. Même si dans l’extrait cité ci-dessus Claudel dit qu’il aurait aimé n’écrire qu’en vers, le vers auquel il aspire doit être « sans chevilles et sans remplissage » : la forme d’expression qu’il vise, et pour laquelle il n’a pas encore trouvé de réponse satisfaisante, se veut plus libre que celle qu’engendrent les règles de la versification, qui ne sont en rien pour lui des « gênes exquises », mais au contraire des entraves à sa créativité.

Si le choix de la prose pour Connaissance de l’Est se fait en partie contre le vers, il s’explique aussi par la nature générique du projet que Claudel esquisse à l’été 1895, puis auquel il se consacre plus régulièrement, à compter du début de 1896. En effet, dans un premier temps, les textes qui finiront par constituer le matériau de Connaissance de l’Est n’ont pas de destination certaine, comme en témoigne une lettre adressée le 24 décembre 1895 à Stéphane Mallarmé :


Malgré mon aversion pour les descriptions, j’ai écrit ou je suis en train d’écrire une série de notes intitulées Pagode, Jardins, Ville, La Nuit[18].


Ce n’est que deux ans plus tard, dans une lettre adressée au même correspondant, le 9 juillet 1897, que le terme de « poème » apparaît pour désigner les textes destinés à figurer dans le recueil, mais encore n’est-ce que comme une alternative possible, et non certaine, à celui de « notes » :


J’ai ouvert, depuis un an, sous le titre de Description du pays de l’Est, un carton où je mets mes papiers sur la Chine, notes ou poèmes. Je crois en avoir envoyé quelques-uns à la Revue blanche pour solder mon abonnement[19].


Les pièces collectées dans Connaissance de l’Est doivent donc en partie leur forme prosaïque à la nature incertaine de l’entreprise, du moins à son début, puisque le terme de « notes » renvoie non seulement à l’idée d’ébauche, mais indique aussi que l’œuvre en cours n’est pas sans lien avec le récit de voyage, comme on l’a déjà suggéré plus haut en dégageant la structure chronologique du recueil, un genre dont on sait tout l’intérêt qu’il suscita à la charnière des XIXe et XXe siècles[20]. Ce rapprochement est également induit par le titre que Claudel donne alors au volume, Description du pays de l’Est, puisque le récit de voyage est étroitement associé au discours descriptif, pour lequel le poète ne cache pas par ailleurs son peu de goût, comme en témoignent encore ces quelques lignes extraites d’une lettre adressée le 23 novembre 1896 à Mallarmé :


J’ai envoyé à La Revue de Paris qui en a déjà publié quelques-unes des « images de Chine ». C’est de la littérature descriptive, piètre genre !

Mais ignorant la photographie, je suis obligé, pour donner quelque fixité au passé, de me servir de l’art et métier dont je dispose[21].


Ainsi, Claudel opte non seulement pour la prose mais, parmi les discours prosaïques, pour celui qui semble le moins à même de le satisfaire, le texte descriptif, instaurant ainsi au cœur même de son entreprise littéraire une tension supplémentaire, entre l’aspiration artistique qui est sienne, et la forme à laquelle il recourt pour l’assouvir[22].

Cette solution de continuité entre la fin qu’il poursuit et les moyens dont il se dote pour y parvenir lui permet peut-être de pallier son manque de confiance en soi, puisqu’il vise en quelque sorte un genre « mineur », et qu’il déprise. Mais abandonner le vers et la « grande poésie » au bénéfice de la prose et de la description est aussi une manière de se démarquer de la classification traditionnelle des genres et des modes d’expression, propre à la littérature occidentale. Or, cette rupture ne s’incarne pas seulement dans la forme du recueil, mais aussi dans la manière dont, sur le plan littéraire, le poète est amené à opposer Orient et Occident. Cette osmose entre forme et fond est clairement soulignée dans une lettre qu’il adresse à Mallarmé le 24 décembre 1895 :


La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable. La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries. Elle pullule, touffue, naïve, désordonnée des profondes ressources de l’instinct et de la tradition. J’ai la civilisation moderne en horreur, et je m’y suis toujours senti étranger. Ici, au contraire, tout paraît naturel et normal ; et quand au milieu des mendiants et des convulsionnaires, dans le tohu-bohu des brouettes, des porte-faix et des chaises à porteurs je franchis la double poterne du vieux mur crénelé qui est l’enceinte de la Cité chinoise, je suis comme un homme qui va voir jouer sa propre pièce[23].


Le fait de dépeindre la Chine comme un « pays ancien » a pour origine un cliché propre à la vision occidentale et colonialiste du monde, largement répandue à la charnière des XIXe et XXe siècles, qui faisait de cette partie du monde une contrée archaïque, vivant encore sous un régime féodal depuis longtemps disparu en Occident. Mais, si cliché il y a, Claudel le revisite sous l’influence de l’orientalisme, qui était si présent dans l’« art nouveau » dont il était le contemporain, et qui faisait de l’Orient, quelle qu’en fût l’implémentation géographique, une topique libérée des contraintes morales et sociétales de l’Europe industrielle et « moderne », où la passion était à nouveau possible[24]. Pour le poète, la Chine des années 1896-1899 « n’[…] a pas été atteinte par le mal moderne », de telle sorte que, s’il porte en soi des motifs qu’un esprit européen assimilerait volontiers au désordre et à la disharmonie, comme tendent à le suggérer des termes tels que « pullule », « touffue », « désordonnée », « tohu-bohu », ou encore la mention des types mêmes du misérabilisme social que sont les « mendiants » et les « convulsionnaires », le spectacle qu’offre ce pays reçoit à travers le regard de Claudel une requalification qui va exactement dans le sens inverse : « tout [y] paraît naturel et normal », et les foules qui se pressent dans les rues, les taudis, le désordre apparent de la cité chinoise, y sont les signes d’une forme d’harmonie préférable à celle que l’on tend à attribuer d’emblée à l’ordre bien établi des grandes villes européennes.

Cette représentation de la Chine et le rejet de la « modernité » du monde occidental se retrouvent dans de nombreux poèmes de Connaissance de l’Est, à commencer par la célèbre pièce intitulée « Ville la nuit ». Dans un premier temps, le poète y décrit longuement les rues de Shangaï au fil d’une déambulation nocturne, en insistant sur le désordre, la saleté et la misère des spectacles qui s’offrent à ses yeux, et sur lesquels il transpose une imagerie qui évoque en filigrane les enfers, sans qu’il soit toujours possible de faire le départ entre ceux des Grecs et celui des chrétiens, en particulier tel que Dante le dépeignit. L’impression qui en émane est celle d’un « chaos », pour reprendre l’un des termes qu’emploie le poète ; mais, après ce premier volet, il cherche à souligner ce que ce désordre primitif et originel a de positif, et en quoi il débouche sur une esthétisation harmonieuse de la ville chinoise. Le procédé passe par un premier rappel de l’opposition foncière qui existe selon lui entre la cité chinoise et la cité européenne, à travers un détail qui avait marqué l’auteur dès son arrivée :


Si l’on cherche l’explication, la raison qui si complètement distingue de tous souvenirs la ville où nous cheminons, on est bientôt frappé de ce fait : il n’y a pas de chevaux dans les rues. La cité est purement humaine. Les Chinois observent ceci d’analogue à un principe de ne pas employer un auxiliaire animal et mécanique à la tâche qui peut faire vivre un homme. Cela explique l’étroitesse des rues, les escaliers, les ponts courbes, les maisons sans murs, les cheminements sinueux des venelles et des couloirs. La ville forme un tout cohérent, un gâteau industrieux communiquant avec lui-même dans toutes ses parties, foré comme une fourmilière[25].


Suit une description qui illustre ce thème de la ville perçue comme « un tout cohérent », laquelle vient non pas contredire, mais préciser la manière dont il convient d’interpréter la longue description des rues qui précédait. Le désordre que le poète observe dans Shangaï, ce « chaos [aux] dix mille visages[26] », n’est pas un facteur de dissolution, mais au contraire un vecteur d’unification, qui reflète une harmonie certes plus primitive, mais aussi plus essentielle.

L’opposition entre un Orient « cohérent », harmonieux malgré son apparent « chaos », et un monde occidental conçu comme disharmonieux, dissonant du fait de sa modernité même, reste implicite dans ce premier extrait, mais elle est clairement soulignée dans le paragraphe qui sert de clausule au poème, lequel reprend avec quelques variations les formules par lesquelles Claudel confiait à Mallarmé, dans la lettre du 24 décembre 1895 citée plus haut, l’impression que produisent sur lui les villes chinoises :


Je passe, et j’emporte le souvenir d’une vie touffue, naïve, désordonnée, d’une cité à la fois ouverte et remplie, maison unique d’une famille multipliée. Maintenant, j’ai vu la ville d’autrefois, alors que libre de courants généraux l’homme habitait son essaim dans un désordre naïf. Et c’est, en effet, de tout le passé que j’eus l’éblouissement de sortir, quand, dans tout le tohu-bohu des brouettes et des chaises à porteur, au milieu des lépreux et des convulsionnaires franchissant la double poterne, je vis éclater les lampes électriques de la Concession[27].


Une fois de plus, on voit comment le « désordre naïf » de la ville chinoise se charge d’un potentiel positif, et s’oppose à la modernité de l’Occident, qu’incarnent non seulement le choix du terme de « Concession », qui n’a rien de neutre puisqu’il renvoie au statut qu’avaient négocié les pays européens afin d’asseoir leurs prétentions sur le territoire chinois ; mais aussi la mention des « lampes électriques », symbole par excellence du progrès, qui contraste avec les « feux des petites lampes à opium » et le « brulôt de pétrole » qui éclairent la cité des autochtones[28].

La représentation de l’harmonie « primitive » de la ville chinoise, tout comme l’absence de tout signe ostensible de « modernité », se retrouvent dans divers poèmes, comme par exemple « Tombes – Rumeurs » :


Les villes chinoises n’ont ni usines, ni voitures : le seul bruit qui y soit entendu quand vient le soir et que le fracas des métiers cesse, est celui de la voix humaine. C’est cela que je viens d’écouter car quelqu’un, perdant son intérêt dans le sens des paroles que l’on profère devant lui, peut leur prêter une oreille plus subtile. Près d’un million d’habitants vivent là : j’écoute cette multitude parler sous le lac de l’air. C’est une clameur à la fois torrentielle et pétillante, sillonnée de brusques forte, tels qu’un papier qu’on déchire. Je crois même distinguer parfois une note et des modulations, de même qu’on accorde un tambour en posant son doigt aux places justes[29].


Dans cette pièce, ce n’est plus seulement l’absence d’animaux qui témoigne du caractère « ancien » du pays, mais aussi l’absence d’usines et de voitures, deux termes que l’on commence à associer l’un à l’autre pour symboliser la société industrielle[30]. Le sentiment d’harmonie y est traduit par le sens de l’ouïe, avec en filigrane une analogie avec la musique, puisque le « chaos » de la ville devient à la fois un chant et une symphonie. Mais son caractère primal est constamment suggéré, que ce soit par le terme « clameur » ; les « brusques forte » ; le choix du tambour, instrument qui renvoie à la musique première ; et le fait que le poète y distingue « parfois » seulement « une note et des modulations ». La musique des voix de la ville est à l’image des descriptions qu’en donne le poète, dans ce texte et dans plusieurs autres, chaotique par bien des aspects, mais néanmoins nimbée d’une cohérence qui lui donne son harmonie, aussi singulière soit-elle en regard des canons européens.

Cette musique qui naît des voix, mais qui s’entend au-delà ou par-delà « le sens des paroles », symbolise l’expérience poétique ; mais elle n’est pas non plus sans évoquer une expérience mystique, une analogie qu’il est usuel d’associer à l’inspiration ou à la contemplation poétiques, et qui est développée par Claudel de manière plus explicite dans « Considération de la Cité », un texte inspiré par un séjour à Kuling, durant l’été 1897 :


C’est une cité de temples.

On voit dans les villes modernes les rues et les quartiers se presser et se composer autour des bourses et des halles, et des écoles, et des bâtiments municipaux dont les hauts faîtes et les masses coordonnées se détachent au-dessus des toits uniformes. Mais monument par le soir selon la forme d’une triple montagne, l’image ici posée de la cité éternelle ne trahit aucun détail profane et ne montre rien dans l’aménagement infini de ses constructions et l’ordre de son architecture qui ne se rapporte à un service si sublime, qu’il n’est pas à qui ne soit postérieure la préparation de ses degrés.

Et comme le citoyen du Royaume, que le chemin met en présence de la capitale, cherche à en reconnaître l’immense ouvrage, c’est ainsi que le contemplateur, au pied de qui tient mal un vil soulier, envisageant Jérusalem s’étudie à surprendre la loi et les conditions de ce séjour[31].


Il ne s’agit pas, ici, de simplement esthétiser la ville chinoise à l’aura de la Ville sainte. La mention du « contemplateur, au pied de qui tient mal un vil soulier, » est une allusion à Saint-Jean de la Croix, le fondateur de l’ordre carmélite des Frères déchaux (ou déchaussés). Claudel n’était pas un adepte du mystique espagnol[32], mais la mention concomitante de « la cité éternelle », la métaphore de la « triple montagne », tout comme la dimension « infini(e) » de la ville, laissent entendre que la référence est là avant tout pour évoquer la Jérusalem céleste, qui n’implique pas seulement une union parfaite avec Dieu, telle que la souhaitait Saint-Jean, mais qui est aussi souvent interprétée comme le symbole d’un retour à la perfection initiale. Or, c’est un mouvement comparable qui oriente la description des villes chinoises : l’harmonieux désordre qui en émane reflète l’aspiration du poète à des pratiques littéraires perçues certes comme plus « anciennes », plus « archaïques » que celles qui étaient en usage dans la France fin de siècle, puisque les Grecs de l’Antiquité tout comme le texte biblique lui en fournissaient des modèles symboliques, mais cette ancienneté est bien plutôt l’indice d’une progression dans la quête esthétique qui est sienne, que d’une régression vers un monde suranné, tout comme l’est l’accession à la Jérusalem céleste pour le mystique, dans une relation à la fois plus directe et plus simple avec le Créateur, pour l’un, et la création, dans tous les sens du terme, pour l’autre. S’il lui faudra attendre les années 1900-1905 pour pleinement traduire ces intuitions dans un « art poétique » qui le satisfasse[33], il ne fait pas de doute que Connaissance de l’Est constitua pour Claudel une étape décisive dans la recherche esthétique et artistique qui était la sienne ; et que la découverte de la Chine, et tout particulièrement de ses villes, y contribua pour partie, par le regard si personnel qu’il porta sur elles.

Jean-Michel GOUVARD

Université de Bordeaux-Montaigne

T.E.L.E.M. (EA 4195)



[1] L’édition prise comme référence est celle de Jacques Petit : Œuvre poétique, Gallimard, collection La Pléiade, 1967.


[2] Les pièces qui évoquent ce voyage sont « Le pin », « L’arche d’or », « Le promeneur » et « çà et là », lesquelles ont été composées entre le 26 mai et la fin juin 1898. Claudel se resservira des souvenirs que lui avait laissés ce bref intermède japonais dans « La délivrance d’Amaterasu », un poème plus tardif, composé lors du second séjour en Chine (voir infra).


[3] Cette pièce est la plus ancienne du recueil, mais l’idée de composer un volume de poèmes en prose ne devait s’imposer à Claudel qu’un an plus tard, lors de l’été 1896.


[4] Le dernier séjour de Claudel en Chine, de 1906 à 1909, n’induisit aucun complément au recueil.


[5] La réédition de Connaissance de l’Est chez Pichon allait voir le jour l’année suivante, en 1928.


[6] Gilbert Gadoffre, Claudel et l’univers chinois, Cahiers Paul Claudel, n°8, Gallimard, 1968.


[7] Pour mémoire, rappelons que Claudel a composé en 1888 L’Endormie et Une mort prématurée, deux œuvres dites « de jeunesse » ; et qu’il rédige entre 1889 et 1894 les premières versions de La Ville, La jeune fille Violaine (qui deviendra beaucoup plus tard L’Annonce faite à Marie) et L’Echange. Tête d’Or, dont la première version date de 1889, est réécrit dès 1893-1894.


[8] Il s’agit de Jules Renard et de Stéphane Mallarmé, que l’auteur a mentionné dans le paragraphe précédent celui-ci.


[9] « Lettres inédites à Maurice Pottecher », Cahiers Paul Claudel, n°1, Gallimard, 1959, pp.103-104.


[10] Ce complexe se traduisait notamment par un comportement peu sociable, comme l’établissent les témoignages convergents de plusieurs contemporains ; voir Gadoffre, op. cit., pp. 19-25.


[11] Il s’agit d’un emprunt à une répartie de Clytemnestre, à propos de Cassandre : « Si elle n’a pas un langage inconnu et barbare, comme l’hirondelle, je veux bien essayer en lui parlant de faire entrer la persuasion dans son cœur » (Eschyle, Théâtre complet, traduction d’Emile Chambry, Garnier-Flammarion, 1964, v. 1051sq., p.156). Claudel avait entrepris, à partir de 1893, de traduire cette pièce.


[12] Sur le rapport de Claudel avec la littérature antique, et plus particulièrement avec l’œuvre d’Eschyle, voir Pascale Alexandre-Bergues, Traduction et création chez Paul Claudel. L’Orestie, Paris, Champion, 2000. Signalons aussi, pour son intérêt du point de vue de l’histoire de la critique claudélienne, la monographie de Pierre Aquila, « Claudel traducteur d’Eschyle », Revue des Lettres Modernes, 1964/3, Minard, pp.7-43.


[13] De manière plus symbolique que réaliste, on considère en général que la quête artistique de Claudel s’ouvre avec la fameuse conversion du 25 décembre 1886, à Notre-Dame, et qu’elle ne trouve son terme que dans les premières années du XXe siècle, pendant la seconde période « chinoise », avec la rédaction de l’Art poétique (voir aussi la conclusion de la présente étude).


[14] Voir Yvette Bozon-Scalzitti, Le verset claudélien : une étude du rythme, Minard, Lettres Modernes, 1965 ; Jean Mazaleyrat, « Le verset claudélien dans les Cinq grandes Odes », L’Information grammaticale, 1979, vol.2, n°1, pp. 47-53 ; Pascale Alexandre-Bergues, « ‘J’inventai ce vers qui n’avait ni rime ni mètre’ : Claudel et le vers dramatique », Cahiers de l’Association Internationale des Etudes françaises, 2000, n°52, pp. 349-366 ; Michèle Aquien, « Une forme paradoxale : le verset claudélien dans Tête d’Or », Etudes littéraires, vol.39, n°1, 2007, pp.83-92.


[15] Je renvoie ici à la section éponyme de l’édition de Jacques Petit, op. cit., pp.3sq.


[16] « Lettres inédites à Maurice Pottecher », op. cit., p.98.


[17] Sur les distinctions entre « vers libre », « poésie en prose » et « prose poétique », voir Jean-Michel Gouvard, La Versification française, Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 2015, pp.293-310.


[18] « Stéphane Mallarmé – Paul Claudel. Correspondance (1891-1897) », Cahiers Paul Claudel, n°1, Gallimard, 1959, pp.46-47.


[19] Op. cit., pp.52-53. Cela fait un an et demi que Claudel écrit des « notes ou poèmes » sur la Chine, puisqu’il s’y consacre régulièrement depuis le mois de janvier 1896. L’expression « depuis un an » peut s’interpréter soit comme une approximation, soit comme un témoignage que le projet de réunir en recueil ces textes est né rétrospectivement, à l’été 1896, alors que le poète disposait d’un nombre de pièces suffisant, et qu’il pouvait désormais avoir le sentiment qu’il continuerait quelque temps dans cette voie.


[20] Voir Penser et représenter l’Extrême-Orient, numéro spécial de la Revue de Littérature comparée, Klincksieck, 2000/I, n°297 ; Gérard Cogez, Les écrivains voyageurs au XXe siècle, Le Seuil, 2004 ; Récit du dernier siècle des voyages. De Victor Segalen à Nicolas Bouvier, édité par Olivier Hambursin, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2005 ; Le voyage et ses récits au XXe siècle, édité par Pierre Rajotte, Editions Nota Bene, 2005 ; Véronique Magri-Mourgues, Le Voyage à pas comptés. Pour une poétique du récit de voyage au XIXe siècle, Champion, 2009 ; Sylvain Venayre, Panorama du voyage (1780-1920), Les Belles Lettres, 2012.


[21] Op. cit., p.50.


[22] Le 3 juin 1896, dans une lettre adressée à Maurice Pottecher, il confie encore : « J’écris en ce moment un certain nombre d’impressions, je veux dire d’impressions ‘réfléchies’, sur la Chine, et malgré la facilité du sujet, je n’ai pu parvenir à écrire quelque chose de cohérent et de fondu » (op. cit., p. 104).



[23] Op. cit., p.46. Ce passage est repris, sous une forme légèrement modifiée, à la fin de « Ville la nuit », voir infra.


[24] Voir Raymond Schwab, La Renaissance orientale, Payot, 1950 ; Edward W. Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, 1978 ; Jack Goody, L’Orient en Occident, Le Seuil, 1999 ; Régis Poulet, L’Orient : généalogie d’une illusion, Presses Universitaires du Septentrion, 2002 ; Urs App, The Birth of Orientalism, University of Pennsylvania Press, 2010.


[25] Op. cit., pp.31-32.


[26] Op. cit.,, p.31.


[27] Op. cit., pp.32-33. Le premier extrait de « Ville la nuit » cité avant celui-ci, à propos de l’absence d’animaux et de son incidence sur l’esthétique de la ville chinoise, connaît de même une version épistolaire, dans une lettre datée du 1er août 1895, adressée à Maurice Pottecher : « La seconde [impression] est celle-ci : d’un peuple qui fait tout par lui-même et avec ses mains. Ceci me frappe beaucoup, me donne bien des idées nouvelles et en modifie bien d’autres que j’avais laissées se former en moi. Ce spectacle seul d’un peuple ayant éliminé tous ses auxiliaires animaux ou mécaniques me frappe depuis mon arrivée. Il y a d’ailleurs, dans la ville chinoise où je n’ai fait que passer, un pittoresque étourdissant » (op. cit., p.98).


[28] Rappelons que l’on parlait alors de la « Fée Electricité » comme d’une déesse bienveillante, qui non seulement soutenait l’essor industriel, mais illuminait les villes et contribuait au confort domestique. Jules Verne, par exemple, en a fait la source d’énergie de nombre de ses inventions, du Nautilus, le sous-marin du Capitaine Nemo, à L’Albatros, l’invincible aéronef de l’ingénieur Robur. Dans ce dernier roman, l’électricité y est désignée comme « cet agent qui sera, un jour, l’âme du monde industriel » (Robur-le-Conquérant, Le Livre de Poche, 2006[1886], p.69).


[29] Op. cit., p.43.


[30] Le terme « voitures » est néanmoins ambigu. Claudel peut tout autant songer aux « voitures automobiles », dont le nombre dans les rues de New-York l’avait frappé, par comparaison avec Paris ; qu’aux voitures tirés par des animaux, dont l’absence dans les ruelles des villes chinoises l’avait tout autant surpris, comme on vient de le rappeler. D’un point de vue historique, l’absence de « voitures » au sens moderne est véridique, puisqu’il faudra attendre 1902 pour voir circuler la première automobile en Chine, celle de l’Impératrice Ci Xi (source internet : auto.sina.com.cn).


[31] Op. cit., p.68-69.


[32] « Saint-Jean de la Croix, il me gêne. Il y a quelque chose d’hindou dans sa mystique… cette idée qu’il faut s’anéantir en Dieu, c’est une idée qui m’est tout à fait étrangère », Paul Claudel, cité par André Bord, Jean de la Croix en France, Beauchesne, 1993, p. 183.


[33] C’est pendant ces années que Claudel se consacre aux trois volets de son Art poétique : Connaissance du temps ; Traité de la co-naissance au monde et de soi-même et Développement de l’Eglise. Voir Œuvre poétique, op. cit., pp.121-217.

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